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"Au bonheur d'Elise"
24 avril 2012

article publié sur le blog de Franck Ramus FRblog le 23 avril 2012

"La psychanalyse n'est pas évaluable". Ah bon?

 
En préalable, qu'est-ce que "la psychanalyse"? Sans chercher à la définir de manière générale, je précise que l'article suivant ne concerne pas la pratique dialectique s'adressant à des politiciens, des stars du show-biz, et à tout autre adulte en relative bonne santé disposant de temps et d'argent, et consistant à les écouter parler de leur mal-être et de leurs interrogations existentielles et à en donner des interprétations. Je n'ai d'ailleurs pas connaissance que qui que ce soit cherche à évaluer ce genre de pratiques, et de fait cela n'a pas grande importance. Cet article parle de la psychanalyse comme forme de psychothérapie, ayant pour ambition de soigner des personnes (enfants ou adultes) ayant de véritables troubles mentaux (au sens le plus large du terme), et opérant donc dans le champ de la psychiatrie et de la psychologie clinique. Lorsqu'une pratique affiche (même implicitement) l'ambition de soigner des troubles, on conçoit mieux qu'il soit légitime de soulever la question de son évaluation.

Notons pour commencer que le discours selon lequel la psychanalyse n'est pas évaluable est en conflit direct avec le discours (parfois issu des mêmes personnes) selon lequel la psychanalyse marche. Si l'on peut affirmer que la psychanalyse marche, c'est bien qu'elle a été évaluée, et que le résultat de l'évaluation est positif. Elle est donc évaluable. Simplement, c'est le mode d'évaluation qui est débattu.
 
Voyons donc sur quel mode d'évaluation s'appuient les psychanalystes qui affirment que ça marche. C'est très simple: on sait que la psychanalyse ça marche, parce que les psychanalystes et les patients en observent les effets bénéfiques tous les jours.
Vous n'avez pas une impression de déjà-vu? Ah, si, c'est aussi ce que disent les homéopathes, les acupuncteurs, les imposeurs de main, les karmathérapeuthes, les rebirthers, les mediums, les exorcistes, les sorciers vaudous… Je vous arrête tout de suite, il n'est pas question de déclarer la culpabilité par association, c'est trop facile, et nous sommes trop rigoureux pour cela. Simplement ce genre d'argument doit immédiatement éveiller en nous un minimum de scepticisme. Considérons donc plus sérieusement l'affirmation.
 
Tout de même, ce genre d'affirmation doit nous rappeler une autre profession plus respectable: les médecins. Car la médecine n'a pas toujours été la médecine scientifique, fondée sur des preuves, que nous tenons pour acquise aujourd'hui. Rappelons-nous la saignée, cette pratique consistant à vider le patient d'une partie de son sang, utilisée depuis la Grèce antique pour traiter une très grande variété de maux. Bien évidemment, la saignée n'a jamais rien soigné: elle avait pour effet objectif de détériorer l'état des patients, parfois jusqu'à la mort. Pourtant, cette pratique, adoptée par la médecine occidentale, n'a été sérieusement remise en cause qu'au début du 19ème siècle (cf. l'articledeSimon Singh etEdzard Ernst). Imaginez: 2000 ans pour se débarrasser d'une pratique médicale dangereuse! Pendant tout ce temps, des médecins l'ont pratiquée, en ont observé les effets sur leurs patients, et sont restés convaincus qu'elle était bénéfique. Comment est-ce possible? Tous ces gens qui se prétendaient médecins étaient-ils donc idiots ou criminels? Certainement pas. Les connaissances dont ils disposaient étaient certes très incomplètes, mais il y avait parmi eux de fins cliniciens, observateurs et soucieux du bien-être de leurs patients. Et pourtant, ils ont été incapables de se rendre compte des effets désastreux de la saignée.
 
Quels enseignements peut-on tirer de cet épisode? Premièrement, la simple observation des patients par les cliniciens (médecins ou autres professionnels de santé) ne leur suffit pas à avoir une évaluation objective de l'évolution de leur état de santé. En effet, les observations informelles sont biaisées par les attentes des cliniciens, de telle sorte que lorsqu'ils sont convaincus de l'efficacité d'un traitement, ils ont tendance à surestimer les bénéfices observés et à ignorer les effets délétères. Deuxièmement, quand bien même les cliniciens se donnent les moyens d'évaluer objectivement l'état de leurs patients, ils n'ont aucune possibilité de déterminer si l'évolution de leur état est due au traitement prescrit ou à d'autres facteurs. En effet, dans la plupart des maladies, l'état des patients s'améliore spontanément avec le temps, sans que cela ait quoi que ce soit à voir avec le traitement. C'est encore plus évident pour les troubles mentaux de l'enfant: avec le temps, l'enfant se développe, et en se développant ses capacités cognitives et son comportement s'améliorent naturellement.  La conclusion, c'est que s'ils ne s'appuient que sur leurs propres observations informelles de leurs patients, les cliniciens courent le risque de se leurrer sur l'effet des traitements prescrits. 
 
On pourrait croire que ce risque, patent pour les médecins d'antan pratiquant la saignée, n'est plus de mise aujourd'hui où les médecins reçoivent une solide formation scientifique. Mais la formation des cliniciens n'y change rien. Ne voit-on d'ailleurs pas encore nombre de médecins prescrivant des pilules homéopathiques, en observant les effets sur leurs patients, et se renforçant dans leur conviction que ces pilules ont le pouvoir d'améliorer leur état (envers et contre toutes les données scientifiques)? C'est donc un fait incontestable que lorsque des cliniciens, même bien formés , disent observer les effets bénéfiques d'un traitement sur leurs patients, ils ont toutes les chances de se leurrer. Ce fait est aujourd'hui largement reconnu et même démontré expérimentalement, et il est dû à des biais psychologiques qui sont par ailleurs bien connus (observations subjectives influencées par les attentes, estimation incorrecte des probabilités, biais de confirmation, mémoire sélective, non prise en compte de l'évolution spontanée, etc.). C'est précisément pour cette raison que l'on a mis au point des protocoles permettant d'évaluer objectivement l'effet des traitements en déjouant les multiples sources de leurres. C'est cette approche qui a pris le nom de médecine fondée sur des preuves, qui est aujourd'hui le standard incontournable de toute la médecine.
 
Le point épistémologique plus général qu'illustre l'exemple de la saignée est qu'il ne suffit pas, pour prouver une hypothèse, de trouver des données qui semblent compatibles avec elle. Encore faut-il parvenir à montrer que des hypothèses alternatives n'expliquent pas aussi bien ou mieux les données en question. Autrement dit, il ne faut pas juste chercher des données qui sont compatibles avec l'hypothèse (on peut toujours en trouver), il faut imaginer d'autres hypothèses, expliciter les prédictions respectives des différentes hypothèses en concurrence, et chercher des données qui permettent de tester ces prédictions là où elles diffèrent, et par conséquent de départager les différentes hypothèses. C'est l'essence même de la démarche scientifique.
 
Dans le cas de l'hypothèse de l'efficacité d'un traitement, qui semble corroborée par les observations d'un clinicien, il est donc indispensable de considérer toutes les hypothèses alternatives suivantes:
  • Les observations rapportées par le clinicien ne correspondent pas à la réalité de l'évolution du patient (parce que le clinicien utilise des mesures de l'état du patient non fiables ou inappropriées, ou parce qu'il est aveuglé par son hypothèse et recueille ou mémorise sélectivement les données).
  • L'amélioration des patients est sans lien causal avec le traitement du clinicien, elle correspond juste à l'évolution spontanée de la maladie avec le temps ou avec le développement (de l'enfant), ou encore elle est due à des facteurs distincts du traitement (par exemple, modifications dans l'environnement du patient, autre traitement reçu).
  • Le ou les patients dont la réponse au traitement est rapportée n'est pas représentatif (du trouble qui lui est diagnostiqué), son état s'est amélioré pour des raisons totalement idiosyncrasiques, mais ce résultat n'est pas généralisable à d'autres patients.
  • L'amélioration de l'état des patients est due au fait que le clinicien s'est occupé d'eux et les a convaincus de l'efficacité du traitement, mais pas à la nature spécifique du traitement (effet placebo).
  • L'amélioration de l'état des patients est inférieure à celle pouvant être obtenue à l'aide d'un autre traitement connu.
Ne pas prendre en compte ces hypothèses alternatives, c'est prendre le risque de se tromper gravement. Toute recherche clinique qui produit des données compatibles avec l'hypothèse de l'efficacité d'un traitement, sans prendre le soin de tester ces hypothèses alternatives et de montrer qu'elles ne peuvent pas expliquer aussi bien les données, ne peut tout simplement rien prouver, elle est non conclusive. Cela n'implique pas qu'elle est inutile: les nouveaux traitements sont souvent découverts à partir des intuitions et des observations informelles des cliniciens. Mais ces dernières ne peuvent pas constituer une preuve. Elles doivent être suivies d'une recherche clinique plus rigoureuse pour pouvoir aboutir à un début de preuve.
 
La conclusion de ce petit rappel historique et épistémologique, c'est que quand un clinicien déclare que ça marche parce qu'il le voit bien, il y a toutes les raisons d'en douter. Quel que soit le traitement, quelle que soit la pratique clinique, quels que soit la formation et le talent des cliniciens, leurs observations  informelles ne sont pas des sources d'information dignes de confiance. Elles peuvent suggérer des pistes de recherche clinique à mener, mais en aucun cas elles ne peuvent avoir valeur de preuve. Les affirmations selon lesquelles "on voit bien" les effets bénéfiques de la psychanalyse sont donc totalement insuffisantes.
 
Etant explicitées les hypothèses alternatives à prendre en considération, quelles caractéristiques doit donc réunir un mode d'évaluation fiable?
  1. L'état des patients doit être évalué avant et après traitement, afin de mesurer l'évolution de leur état. C'est l'évidence même, et ce point n'est contesté par personne, puisque même les cliniciens qui affirment "qu'on voit bien que ça marche" se réfèrent implicitement à leurs observations de l'évolution de leurs patients.
  2. L'état des patients doit être évalué de manière systématique et objective. Systématique, car il faut bien évaluer et rapporter l'état de tous les patients, et pas seulement de ceux qui semblent se conformer à l'hypothèse. Objective, c'est-à-dire d'une manière qui ne dépende pas des croyances et des interprétations du clinicien, sans quoi le résultat va inévitablement avoir tendance à se conformer à ses attentes, sans pour autant que l'état des patients s'améliore réellement.
  3. L'évaluation doit porter sur de multiples patients: car ce qui a réussi à un patient unique (si tant est que cela puisse être établi) n'a pas d'intérêt si cela ne se généralise pas à d'autres patients. L'objectif de la médecine (et de la psychologie) n'est pas juste de gloser sur les réussites passées présumées, c'est surtout de traiter les patients futurs. Il faut donc être en mesure de montrer que l'approche proposée bénéficie à plusieurs patients, et tenter de préciser comment on détermine les patients à qui l'approche bénéficie.
  4. L'état des patients doit être quantifié. C'est une nécessité à partir du moment où l'on traite des données de groupes (point 3), car on a besoin d'estimer l'effet global du traitement sur l'ensemble du groupe (une moyenne), et de le comparer à celui d'autres groupes (cf. point 5 ci-dessous). Pourquoi ne peut-on pas se contenter d'évaluations qualitatives? Parce qu'à moins qu'elles soient toutes très similaires entre les patients d'un même groupe, il n'y a pas moyen de résumer des évaluations qualitatives pour l'ensemble du groupe. Et à moins que les évaluations qualitatives soient radicalement différentes entre les deux groupes, sans aucun recouvrement, alors il n'y a pas moyen de comparer l'évolution des deux groupes. Seules des distributions de nombres peuvent être rigoureusement comparées, en utilisant des outils statistiques. Les évaluations qualitatives ne peuvent à la rigueur permettre de telles comparaisons que lorsque les effets des traitements sont très homogènes au sein d'un groupe et très différents entre les groupes, ce qui n'est typiquement pas le cas en psychologie et en psychiatrie.
  5. L'évaluation des patients faisant l'objet du traitement (groupe expérimental) doit être comparée à celle d'autres patients ne recevant pas de traitement, ou recevant un placebo, ou recevant un traitement à l'efficacité déjà établie (groupe contrôle). Pourquoi? Parce que l'amélioration de leur état pourrait être due à l'évolution spontanée du trouble, ou à un autre facteur non contrôlé. Le groupe contrôle permet d'établir l'évolution spontanée, et fournit donc une référence à laquelle l'évolution du groupe expérimental peut être comparée. Etant tenu pour acquis que tout traitement a pour objectif d'améliorer l'état des patients plus que l'évolution spontanée qui serait la leur si on ne s'occupait pas d'eux!
  6. Les patients appartenant aux différents groupes ne doivent pas différer selon des critères cliniques significatifs (par exemple les troubles bénins dans le groupe recevant le traitement, et les troubles sévères dans le groupe contrôle; ou les jeunes dans un groupe et les plus âgés dans l'autre; ou toute autre caractéristique pouvant affecter la réponse au traitement). Ce qui conduit de manière générale à tirer au sort l'attribution des patients aux différents groupes (randomisation), On vérifie a posteriori qu'ils ne différaient sur aucun critère pertinent avant traitement.
  7. Les patients du groupe contrôle (quelle que soit sa nature) doivent être aussi convaincus que les patients recevant le traitement qu'ils bénéficient d'un traitement efficace (on dit que les patients sont aveugles à la nature du traitement). Car le seul fait d'être pris en charge et de croire qu'on bénéficie d'un traitement efficace améliore en soi l'état des patients, plus que l'absence de traitement (c'est l'effet placebo). Mais quand même, un traitement digne de ce nom doit avoir pour ambition de faire mieux qu'un placebo, n'est-ce pas?
 
Cette liste de caractéristiques peut sembler très longue, très lourde et très coûteuse à mettre en œuvre. En même temps, chacune d'entre elles est justifiée soit par la nécessité de contrôler des biais dont la réalité est démontrée, soit par la nécessité de tester rigoureusement l'hypothèse considérée contre des hypothèses alternatives (dont il est également démontré qu'elles sont justes dans certains cas). C'est un fait, la recherche clinique est difficile, coûteuse à mettre en œuvre, et nécessite des compétences pointues à la fois au niveau clinique, au niveau scientifique, et au niveau statistique. On peut trouver malheureux que ce soit si compliqué d'obtenir la preuve de l'efficacité d'un traitement, mais c'est comme ça. Il n'y a pas de raccourci miraculeux que l'on pourrait emprunter de l'observation à la preuve. Dire le contraire, c'est être incompétent ou malhonnête.
 
Notons qu'aucun des arguments ci-dessus ne dépend de la nature des troubles ou maladies en question, ni de la nature des traitements proposés. Ce sont des arguments de validité générale, qui valent donc a priori pour tous les troubles et maladies, et pour toutes les approches thérapeutiques. On ne voit donc pas pourquoi parmi toutes les approches thérapeutiques, la psychanalyse réclamerait une exemption de ces exigences. C'est pourtant ce que l'on entend régulièrement.
 
Pour autant, il ne s'agit pas d'interdire toute discussion de ces critères méthodologiques. Ils peuvent être discutés et contestés. Dans un prochain article, nous répondrons aux critiques de ces arguments les plus souvent émises par les partisans de la psychanalyse.
 
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