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"Au bonheur d'Elise"
30 novembre 2012

Mise au point sur le parti pris du film le cerveau d'Hugo ... Intéressant !

article publié dans Libération

Internote : en novembre, fuite des cerveaux

29 novembre 2012

Pylone

«Le cerveau d'Hugo…» (1)

Les images défilent. Portées par Beethoven. Avec l'histoire reconstituée d'un Hugo autiste pianiste asperger en fil conducteur ; empathique. Et des interviews ponctuant la fiction, alimentant la fiction, toutes filmées en plan fixe ; témoignages d'autistes verbaux, forcément, « aspies » pour la plupart, comme les aspergers aiment à ne nommer eux-mêmes (2) ; chaque témoin filmé assis sur un divan, de face, sur fond de tenture neutre, comme pour prendre déjà position en contrepied du psychanalyste et de son divan ; sur lequel on se couche.

Je me laisse aller, bercé par ce subterfuge que je connais bien : le recours à l'histoire, la narration, le storytelling, en jargon communicant, pour faciliter l'adhésion et l'attention d'un public de plus en plus saturé d'images, d'informations, de causes, de sollicitations. En délicatesse avec son affectif.

Ça fonctionne plutôt bien : l'émotion est là, forcément, et, pour ce qui nous concerne, il est étrange de se prendre au jeu de reconnaître Émilien dans quelques-uns des comportements, des habitudes, des réactions, des troubles confiés par chacun de ces témoins. Et le choc de cette verbalisation soudaine de ce que l'on croit qu'Émilen pense depuis longtemps.

Comme il doit être facile de s'approprier cette cause pour le quidam tombé là par hasard, par compassion, par curiosité sur ce docu-fiction en prime time. Je me surprends à penser que l'autisme vaut bien cela, avec une prévalence atteignant les 1 % de la population mondiale en dessous de 20 ans (3).

À grands traits, le monde de l'autisme, de l'autiste, se dessine bien. Histoire, génétique, neurologie, physiologie, perspectives, vulgarisation sur base de témoignages, gages d'authenticité. Mais, au fil des séquences, je sens venir la fin de cette fiction comme une apothéose ridicule de bons sentiments, je vois se mettre en place une apologie sans nuance des « nouvelles méthodes », et je ressens d'un coup les défauts du message proposé et de sa forme.

En reprenant systématiquement des éléments des témoignages réels, la fiction s'alourdit : elle retraduit ce qui est dit, didactique, comme si ces paroles d'autistes, mâchées, difficiles, d'une syntaxe particulière, n'exprimaient pas assez d'émotion et de violence ; comme si les larmes rentrées de certains parents n'étaient pas assez réelles pour un spectateur blasé.
Alors la fiction surenchérit, proprement, certes, mais crispante après l'heure de jeu. On le sait, on le sent : ce que joue l'acteur sera validé ensuite, et à l’inverse ce qui est proposé par le témoignage sera rejoué derrière.

Et si Hugo est poignant, souvent, son personnage perd sa crédibilité, se délite progressivement sur de petits détails ; pourquoi par exemple, l'avoir affublé d'une frange si laide ? N'a-t-on pu trouver que cela comme signes pour suggérer qu'il est différent ? Pourquoi stigmatiser artificiellement sa différence ? Le beau jeune homme asperger sur le plateau du débat prouve par lui-même que cette surenchère n'était pas nécessaire. Et Joseph, autiste docteur en philosophie, le dit : « Un journaliste m'a dit un jour que si je reste immobile, je peux passer pour normal… Si je bouge un petit peu, on peut avoir des doutes et si je prends la parole, c'est fini... » La différence, pour l'aspie, se joue là, sur ce détail-là. L'autisme est accepté tant qu'il ne se révèle pas.

Je le sentais venir, la fiction devient fausse, les acteurs ont de plus en plus de mal à vivre face aux témoignages qui montent en puissance. Et voici l'épilogue, attendu, vain, catastrophique. Pourquoi enfoncer le clou d'une réussite symbolique surjouée dans la fiction, alors que la réussite est éclatante là, sur le canapé noir, dans chacun des témoignages, yeux dans les yeux, d'autiste à spectateur. Dans l'expression de chacun de ses combats microscopiques pour avancer, apprendre, comprendre, se faire accepter, se faire aimer ; le tout dans un environnement définitivement hostile.

C'est là le danger, pour moi, et les limites de cela. Comment garder un soupçon de motivation, de compassion, quand l'histoire se termine si bien ? Qui se souviendra d'un récit qui finit si bien ? Qui va s'investir pour des êtres que l'on présente au final comme supérieurs aux autres ? Ces « énigmes vivantes », yeux brillants du présentateur émoustillé ? Qui aura envie de payer un piano à Hugo ?

Et d'imaginer, en guise de toute rémanence, le téléspectateur lambda regarder son fils en biais après l'émission et lui disant soudain avec dédain : «...Tu sais jouer du piano, toi, le neurotypique chanceux ? »

Et pour combien d'autistes l'histoire se termine-t-elle si bien ? Et qui parle là, au final ? Qui peut parler ?

Je pense à la dernière campagne de « Vaincre l'autisme » et à ce pourquoi elle m'avait déjà dérangé : c'est dit dans les intentions de campagne sur le propre site de l'asso : « C’est grâce à ce nouveau regard positif sur l’autisme de la part de la société française que la politique de santé publique évoluera profondément et que des décisions réellement impactantes seront prises. » 
Aïe ! Il faut donc donner une image positive, ébarbée, édulcorée, pour faire avancer les choses ? L'autre est-il si insensible, aussi égotique et surfait qu'il faille rendre les choses si belles pour que le don se fasse ? Pour que nos élites et concitoyens se bougent ?

Deviennent plus claires d'un coup les intentions de ces médiatisations : on focalise sur l'asperger, son monde, ses hypercompétences, parce que c'est le plus valorisant pour l'image de l'autisme, le plus « beau », le plus émouvant, là où le pire est masqué. Différents, mais si près, handicapés, mais si forts, asociaux, mais si capables.
Je voyais à l'époque se révéler la partie de slogan qui manque sur chacune des affiches:
- AUTISTE ET EN CM1,  [et en proie quotidienne à la méchanceté naturelle de l'enfant normal et au manque de moyens des structures éducatives… ]
- AUTISTE ET DIPLÔMÉ,  [et reclus, isolé, mis à l'index, dans un monde social inadapté, hostile.]
- AUTISTE ET BIBLIOTHÉCAIRE, [ et exhibée chaque jour comme un animal curieux qui connaît par coeur tous titres d'ouvrages disponibles, les auteurs, les années d'édition et quels livres sont en prêts…]
Ceci en en comprenant les intentions. Et la sincérité.

Ce cas de conscience, France Alzheimer l'a eu. Après une campagne cynique décriée, ils ont trouvé le ton juste avec une des plus belles campagnes Presse de début 2012, incitant à retourner la revue pour transformer le signe d'accompagnement en un signe de victoire. Dans une synecdoque pudique.

Je veux bien admettre et je sais que l'on n'a souvent pas d'autres choix pour faire avancer les choses que de masquer une partie du problème, d'édulcorer en appliquant une couche de communication cosmétique. Mais ce subterfuge, s'il devient monnaie courante, révèle deux failles au moins : on en oublie que le premier problème d'image est lié à un manque d'éducation de l'autre à la tolérance, ici, du handicap, de la différence. Béatifier les choses n'arrangera rien sur ce plan-là.
Et si l’on peut penser que les aspies se retrouveront dans ces tentatives médiatiques, qu’ils s’investiront, c'est sûr, dans ce rôle de faire-valoir d'une « Grande Cause », ce qui est magnifique pour eux, il ne faudra pas oublier, en tenant compte de la prévalence du syndrome d'asperger, le nombre extrêmement supérieur de familles qui resteront le bec dans leur eau trouble devant ce documentaire. Pire, qui se sentiront encore une fois mises à l'écart, encore une fois marginalisées avec leur autiste à elles, atypique, sans langage, mutique, dysphasique, dyspraxique, dysmorphique, voire épileptique, trisomique, psychotique, handicapé physique...  Les yeux écarquillés devant toutes ces méthodes suggérées miraculeuses qu'on ne leur a jamais proposé, parce que chaque autiste a son parcours, unique parce que chaque autiste est unique dans son développement et ses atteintes propres et chaque méthode spécifique.
Atterrées devant leur seule perspective : une prise en charge médicalisée, dans un lieu adapté. Au mieux, pour échapper au pire.
Alors qu'on leur serine par ailleurs qu'elles font partie d'une grande famille unifiée sous la bannière intégrative du Spectre autistique.

Il suffit de prendre en compte quelques chiffres (3) pour ressentir tout ce que l'équation autisme = asperger a de réducteur, de spécieux, voire de dangereux. La réalité, celle de 94 % d'autistes et de familles se trouve ailleurs que dans les problématiques liées au syndrome d'Asperger. J'engage les mêmes productions à repartir filmer un Centre, un Foyer, du même style que celui d'Émilien, où cohabitent 30 autistes de toutes latitudes, et une quarantaine d'encadrants de divers horizons. Sans doute n'auront-ils pas besoin d'une trame scénaristique pour traduire la détresse de ces humanités-là, la dureté des heures qui passent, la puissance des déflagrations de l'esprit, la profondeur de l'abîme de ce qu'est l'autisme au quotidien. L'autisme de base, vu du sol. Dans l'absolue majorité des cas.

Reste que tout cri est un signal fort, ceux qui ont affaire à des autistes non verbaux le savent. C'est tout le mérite de ce genre de communications ; alors, prenons-le comme tel. Louons le « Cerveau d'Hugo » et ses témoignages poignants, louons les avancées comportementalistes, organisons le plus bel enterrement à ceux qui ont maintenu pendant des décennies les mères dans leur culpabilité de maman-réfrigérateur et refaisons le monde, imaginons les mêmes tentatives d'exaltation affective avec des non-aspergers, sur les TED, les atypiques, les violents. Il y a forcément quelque part un cinéaste capable d'en tirer autant d'émotion et d'en attirer autant de compassion… et de promesses de don, l'argent restant ici aussi, par cumul de défaillances et d'hypocrisies étatiques, le nerf de la guerre.

Je repense à Sandrine Bonnaire et à son courage d'avoir filmé la vraie vie de sa vraie soeur, le trajet de sa vraie culpabilité de soeur « normale », d'avoir filmé là, sans fard, la réalité de structures bricolées, de bénévolats, de quotidiens tendus, de confrontations, de doutes, de rejet, d'ombres et de lumières. N'ayant eu besoin d'aucun scénario supplémentaire pour ouvrir de grands champs de compassion et de prise de conscience. D'aucune dorure. Un constat brut et néanmoins empathique.

Et je regarde ce blog, sa forme, ses périphrases, ses images, son audience, son rôle que j'ai toujours du mal à fixer.
Un témoignage, une histoire, vraie. Mais sans paroles. Sans sa parole. Sans son langage. C'est notre lot.

Alors je m'excuse de troubler le dithyrambe que suscite ce documentaire, sans doute suis-je désormais trop aigri.
Dans un grand doute amer, sincère, où notre seul luxe est de pouvoir allumer ou éteindre selon notre humeur, les quelques ampoules blafardes qui jalonnent notre parcours… dans les circonvolutions plastiques du cerveau d'Émilien.

Armand T.


****************


(1) Encore visible sur Pluzz ou sur YouTube

(2) C'est Liane Holliday Willey, éditrice de l'Autism Spectrum Quarterly et fondatrice de l'Asperger Society of Michigan, diagnostiquée Asperger à 40 ans qui utilise la première le terme d'aspie dans un de ses livres en 1999, "Pretending to be Normal".

(3) Rapport de la HAS - janvier 2010 - page 26

Chiffres 2009
Pour 10 000 personnes dans le monde, il y aurait : 63,7 TED (Troubles envahissants du développement),  37,1 Autistes atypiques et seulement 6 Aspergers.

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Commentaires
Z
Compte rendu très intéressant, de même que votre blog.
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