Sur le mur du salon, une immense photo de son fils Fabien. Un beau garçon de 21 ans, plein de tonus et de vie. «A la maison, c’était un petit garçon qui bougeait, qui avait une vraie joie de vivre. Il était très câlin, aussi. Un enfant comme les autres mais qui souffrait juste d’autisme», commence Sylvie, deux minuscules chiens blottis sur les genoux. Depuis le 2 novembre 2012, jour de la mort de Fabien, elle n’arrive plus à dormir. Elle refait le film dans sa tête, dans un sens, puis dans l’autre. «Je voudrais lui rendre sa dignité, qu’on reconnaisse qu’il est mort à cause d’une erreur.» L’histoire de Fabien est «compliquée», dit-elle, hors du commun, mais elle résume à elle seule tous les dysfonctionnements dans la prise en charge des personnes handicapées en France.

Fabien a 11 mois quand les médecins posent leur diagnostic : retard psychomoteur et mental important et troubles du comportement associés. Il grandit dans les Yvelines, avec ses quatre frères et sœurs. «Pour nous, il n’était pas différent. On lui parlait normalement, on s’amusait, il nous suivait partout», raconte Jessie, la cadette. Les autres vont à l’école, lui reste à la maison auprès de sa mère, avec quelques détours par le service de psychiatrie infantile de l’hôpital de Montesson. Puis, à 10 ans, «il a été envoyé en Corrèze, explique Sylvie, c’était le seul endroit où il restait de la place.»

La «terre d’accueil» corrézienne

La France est en retard dans la prise en charge du handicap, elle scolarise encore trop peu les enfants et manque de places dans les établissements spécialisés. Aussi bizarre que cela puisse paraître, le ministère de la Santé ne sait pas combien la France compte de personnes handicapées. «C’est compliqué, cela supposerait de mettre les gens dans des cases», répond le cabinet de Marie-Arlette Carlotti, la ministre déléguée en charge des personnes handicapées. Certains départements sont mieux dotés en structures que d’autres.

Fabien atterrit dans la fondation Jacques-Chirac, à Peyrelevade, au fin fond de la Corrèze. Ici, 60 à 70% des petits pensionnaires viennent de la région parisienne. «Historiquement, la Corrèze est une terre d’accueil pour les personnes handicapées. Pendant longtemps, on considérait qu’elles étaient mieux au vert, en milieu rural, loin des regards. C’est un peu trivial de le dire comme ça, mais c’est ainsi», explique Nathalie Marrien, en charge de l’autonomie au conseil général de Corrèze.

Fabien se retrouve en internat. «On ne le voyait plus beaucoup. C’est loin, la Corrèze. De toute façon, il n’avait le droit de sortir que trente-cinq jours par an.» Une affaire de gros sous. L’assurance maladie verse un forfait journalier par personne aux établissements, en majorité des structures associatives. Donc, moins les enfants rentrent chez leurs parents, mieux les finances des structures se portent. «De l’extérieur, cela peut surprendre, mais c’est une réalité économique incontournable. Vous imaginez, sinon ? Il faudrait mettre au chômage technique nos équipes», justifie Alain Wild, le directeur de l’institut médico-éducatif (IME) de Peyrelevade.

Faute de mieux, Sylvie appelle régulièrement pour prendre des nouvelles de son fils. «Bien sûr, comme toutes les mamans, il y avait parfois à redire mais, dans l’ensemble, ça allait. Il a appris des choses là-bas.» Il est devenu propre, par exemple, à 17 ans. «C’était un enfant relativement agréable, très souriant malgré un retard mental sévère. Il était heureux de vivre, verbalisait beaucoup, même si ce n’était pas compréhensible», se souvient Alain Wild. Fabien grandit. Il a 19 ans quand le centre avertit Sylvie : la limite d’âge, ici, c’est 20 ans, il va falloir songer à partir. Pour aller où ? Trouver une place dans une structure pour adultes relève du défi.

Face à cette pénurie, et plutôt que de construire suffisamment d’établissements, la France a trouvé la parade. Elle sous-traite depuis des années la prise en charge d’une partie de ses ressortissants handicapés à la Belgique. Certaines familles y vont d’elles-mêmes, épuisées d’attendre une hypothétique place en France. Ou attirées par des méthodes éducatives qui n’existent pas en France. Mais d’autres sont carrément mises à la porte par les autorités françaises. Plus le handicap est lourd et moins il existe de structures françaises prêtes à les accueillir. Combien sont-ils, ces parents, à s’être entendu dire un beau jour : «Il n’y a pas de place pour votre enfant ici. Tournez-vous vers la Belgique. Vous voulez des adresses ?»

Plus de 1 500 mineurs expatriés

En Wallonie, tout un business s’est développé depuis une vingtaine d’années. Isabelle Resplendino, secrétaire adjointe d’Autisme France, habite dans la province du Hainaut, près de la frontière. Elle voit pousser comme des champignons les centres pour handicapés. A côté des établissements agréés où sont accueillis essentiellement des Belges, on trouve des «usines à Français. Il n’y a aucun Belge à l’intérieur, si ce n’est le personnel… dépeint Isabelle Resplendino. Dans le coin, tout le monde a quelqu’un dans sa famille qui y travaille.» Des établissements privés, à but lucratif donc, qui font vivre toute une région. Le marché est juteux. «C’est plus rentable d’investir en ouvrant un centre pour les handicapés français que de placer votre argent à la banque», résume d’un sourire un directeur de centre sous couvert d’anonymat.

Les autorités françaises cautionnent ce système. Elles l’organisent et le financent même. La Sécu ou les conseils généraux, c’est selon, paient pour la prise en charge des ressortissants français. C’est tout bénef pour la France. Le tarif peut varier du simple au double. «Les prix fluctuent d’une structure à l’autre. Mais pour vous donner une idée, en France, le prix à la journée dans un foyer d’accueil médicalisé varie entre 200 et 400 euros. En Belgique, c’est plutôt entre 150 et 180 euros», détaille Isabelle Resplendino. Prix du bâti, normes moins contraignantes et coûts de personnel plus faibles qu’en France… Le calcul est vite fait.

Selon le ministère, plus de 1 500 mineurs sont ainsi expatriés en Belgique - on ne connaît pas les chiffres exacts pour les adultes : entre 3 000 et 5 000. «Que la France, cette République, se décharge ainsi de ses citoyens handicapés, c’est intolérable. Comment l’accepter ?» questionne, amer, Bernard Peyroles, président de la petite association Andephi, qui regroupe des parents de personnes handicapées. Il se bat depuis 2007 pour que la France prenne ses responsabilités et que cesse cet exil forcé. A défaut de se faire entendre, il compile sur Internet les témoignages de parents désespérés, au pied du mur. «Vous n’imaginez pas tous ces gens en grande détresse. Avoir un enfant handicapé, c’est difficile. On concentre toutes ses forces pour tenir bon. Alors, quand on vous dit : "C’est la Belgique ou rien", que pouvez-vous répondre ? Les familles sont dans une telle souffrance qu’elles n’ont pas le choix, mais portent la culpabilité quand ça se passe mal.»

«Il a passé la frontière sans que je le sache»

Quand l’établissement de Corrèze évoque un placement en Belgique pour Fabien, Sylvie acquiesce du bout des lèvres. «Si j’avais dit quoi que ce soit, ils m’auraient rendu mon fils. A l’époque, je ne pouvais pas le reprendre à la maison.» Le déménagement est prévu au début de l’été 2010. «Je pensais qu’avant, on me ferait visiter l’établissement pour que je rencontre le personnel et que je leur parle de mon fils.» Mais, début mai, elle reçoit un courrier par la poste de l’IME de Peyrelevade : «Fabien a été transféré en Belgique. Le centre dans lequel il se trouve vous contactera prochainement.» Sans donner le nom de la structure, ni une personne à contacter. La panique. «Dans la tête d’une maman, c’est terrible. Je me disais : "Ça y est, j’ai perdu mon fils." D’un coup, je n’avais plus ma lucidité, comme si mon cerveau s’était déconnecté de la réalité.» Elle reste prostrée à côté du téléphone, nuit et jour, incapable d’agir. «Je me disais que quelqu’un allait bien finir par me donner des nouvelles.» Les semaines passent. Rien.

Un soir, l’oncle de Fabien «pète un câble». Il tape «centres-handicapés-Belgique» sur Internet et se met frénétiquement à les appeler. Il en existe un paquet, 137, selon le dernier décompte officiel des autorités wallonnes. Le foyer des Mille et Une Nuits, du groupe Le Carrosse, lui répond à 23 heures. Fabien est bien l’un des 35 pensionnaires, envoyés par la France.

Comment un enfant a-t-il pu être transféré sans que sa famille ne soit au courant ? «C’est vrai qu’aujourd’hui, quand je raconte ça aux gens, moi-même, j’ai du mal à le croire. Il a quand même passé la frontière sans que je le sache…» Le directeur du centre de Peyrelevade assure avoir fait les choses dans l’ordre. «Nous avons aidé cette famille à trouver une solution de prise en charge, on l’a assistée dans les démarches administratives, mais ensuite le dossier a été transmis à la maison départementale des personnes handicapées [MDPH]. C’est elle qui valide les demandes. S’il y a eu dysfonctionnement, ce n’est pas chez nous.»

Interrogée, la MDPH de Corrèze renvoie illico la balle aux Yvelines, département de résidence de la famille de Fabien. «Depuis un changement de réglementation en 2011, les dossiers sont désormais gérés par la MDPH du lieu de vie de la famille, et non de l’enfant.» Au siège des Yvelines, on farfouille dans les archives, dans un souci de «totale transparence» : «Il y a bien eu une décision d’orientation de la MDPH datant du 28 juillet 2010, autorisant la prise en charge en Belgique.» Sauf que, vérification faite auprès du centre des Mille et Une Nuits, Fabien a été transféré le 18 mai, soit plus de deux mois avant. «II peut arriver que certaines MDPH régularisent des situations a posteriori, reconnaît le directeur des Yvelines, Philippe Quentin. Mais il est techniquement impossible qu’une décision ait été prise sans l’accord de la famille. Il faut qu’une demande ait été faite.»

La mère de Fabien est formelle : elle n’a signé aucun document. Si ce n’est pas elle, qui donc a déposé cette demande (datée, au passage, du 20 mai, deux jours après son transfert) ? Mystère. La MDPH des Yvelines dépêche l’un de ses «collaborateurs» pour retrouver la trace du document dans les archives. Après une semaine de recherche, bingo, il met la main dessus. «Mais désolé, on ne peut pas vous dire, c’est confidentiel.» Reste cette hypothèse, faite spontanément par deux fonctionnaires : «Fabien était déjà majeur à l’époque. Pour peu que la procédure de mise sous tutelle n’ait pas abouti [ce qui était le cas], on demande l’avis à la personne majeure, considérée comme responsable.» Fabien, donc, qui ne parle pas et ne sait ni lire ni écrire.

Quatorze médicaments par jour

«Quand j’ai retrouvé mon fils, j’ai gueulé. Je voulais le voir», poursuit Sylvie. Pas question. En Belgique, le centre lui répond poliment qu’il va falloir patienter. La date de la prochaine sortie est fixée aux vacances de la Toussaint… Toujours pour la même raison : permission au compte-gouttes, pour ne pas perdre d’argent. «Cinq mois sans le voir. Je me souviendrai toujours de ce week-end-là. On a récupéré Fabien sur une aire d’autoroute près de Paris. Un bus les raccompagnait. Il y avait des parents comme moi qui attendaient. J’en connaissais certains, leurs enfants étaient en Corrèze avec Fabien. Ils ont été éparpillés dans plusieurs centres qui appartiennent au même groupe.» Le Petit Poucet, la Boule de cristal, la Souris verte, les Trois Fées… Le groupe le Carrosse compte seize centres, dont un qui vient d’ouvrir en France, à Troyes, dans l’Aube.

«Quand il est monté dans la voiture, j’ai tout de suite vu que quelque chose n’allait pas. Vous vous souvenez ?» Elle se tourne vers ses enfants, affalés sur le canapé. Depuis le début de la conversion, aucun n’a bougé. Ils tapotent sur leur téléphone, impassibles et impuissants face à la douleur de leur mère. Seule Jessie, 20 ans, lève un sourcil de temps à autre, recadre la conversation quand sa mère s’emmêle les pinceaux. «Je n’ai pas reconnu mon fils, s’agite Sylvie, le souffle court. Fabien n’était plus le même. Il bavait, alors qu’il n’avait jamais fait ça. Il ne bougeait pas, la tête baissée.»Tous pensent d’abord à la fatigue du voyage. Mais en arrivant à la maison, Jessie ouvre le sac de son frère, trouve «une espèce de livre avec les jours de la semaine» : le pilulier rempli à ras bord. Quatorze médicaments à avaler chaque jour. «Fabien n’était pas malade, ni agressif. Pourquoi tout ça ? Il était complètement shooté. Il marchait comme un mort vivant.»

Elle raconte ensuite cet épisode, pendant les vacances d’été, quelques mois avant sa mort. «On venait de rentrer à la maison. Et là, d’un coup, il se met à hurler, les yeux révulsés en arrière, comme s’il était absent de son corps.» Paniquée, elle appelle le centre, qui la rassure : «Crise d’autisme. Donnez-lui la pilule jaune, ça va passer.» Elle s’exécute, Fabien semble se calmer. Et recommence trente minutes plus tard. Sylvie appelle les pompiers. «En fait, c’était des crises d’épilepsie, provoquées par le Loxapac», un antipsychotique indiqué pour les schizophrénies, délires paranoïaques et psychoses hallucinatoires. «J’ai écrit en énorme et en rouge dans le carnet de liaison de ne plus jamais lui donner ce truc. Quelque temps après, l’infirmière m’a rappelée en me demandant si je n’avais pas changé d’avis parce que Fabien était soi-disant un enfant difficile.»

Interrogée, la direction du groupe le Carrosse réfute en bloc. «Non, nous ne mettons jamais personne sous camisole chimique, un terme épouvantable d’ailleurs», répond illico Benoît Duplat, l’administrateur. Puis, prenant le temps de la discussion : «Certains centres méritent d’être fermés, il y a des moutons noirs comme dans toutes les professions. Mais pas chez nous, je peux vous l’assurer. Je défie quiconque de prouver qu’il se passe ce genre de chose dans mes établissements. Je connais mes équipes, ce sont des gens admirables qui font leur métier avec passion. Je connais mes structures, je sais ce qui s’y passe.» Benoît Duplat vante alors son système informatique ultraperfectionné permettant de connaître en temps réel les activités dans chacun de ses centres. «Je peux vous dire qui fait quoi à tel moment et sous la surveillance de tel éducateur.» Il casera une bonne dizaine de fois dans la conversation être «hyper transparent» et dans «une démarche d’autocontrôle», car «bien entendu, nous gardons toutes les données pour permettre les audits».

Pour l’instant, seule l’Agence wallonne pour l’intégration des personnes handicapées, l’Awiph, peut contrôler ces établissements. «Nous réalisons une visite tous les deux ans en prévenant à l’avance, ensuite nous faisons des contrôles inopinés dès que l’on reçoit une plainte. Il y en a eu quinze en 2012», indique Alice Baudine, l’administratrice générale de l’Awiph, vexée que l’on puisse douter de la qualité des établissements.

Des centres «autorisés» mais pas «agréés»

Pourtant, la question est régulièrement mise sur le tapis, et les choses évoluent à pas de fourmi. Un premier rapport de l’Inspection générale des affaires sociales pointait le problème dès 1995. Puis un deuxième, en 2005 : «Le système wallon possède deux types de reconnaissance des établissements pour handicapés : l’agrément (qui garantit, par des contrôles, la qualité du fonctionnement et des prestations) et l’autorisation (qui atteste seulement de l’existence de conditions de sécurité). Or, l’autorisation est souvent interprétée, à tort, notamment par les conseils généraux français, comme un label de qualité.» Depuis, les normes, notamment d’encadrement, ont été un peu rehaussées dans ces centres simplement «autorisés», mais les compétences de l’Awiph restent limitées. Par exemple, elle ne peut pas contrôler les traitements médicaux. «Ce sont d’abord des centres de vie, et pas de soins», répond l’administratrice, qui se dit cependant favorable à améliorer les contrôles et la réglementation en collaboration avec la France.

Depuis des années, en effet, les autorités wallonnes réclament plus d’implication de la France puisque, après tout, ces centres n’accueillent que des Français… Interrogée,Marie-Arlette Carlotti promet que «tout va changer», grâce à un accord franco-wallon de 2011 qui serait, enfin, sur le point de rentrer en application. Sur le papier, ce texte permettra à des inspecteurs de l’agence régionale de santé du Nord de contrôler les centres belges… Encore faut-il qu’ils aient les moyens de le faire. Questionnée sur les effectifs, la ministre nous a indiqué fin janvier, lors d’un point presse, qu’elle n’avait pas prévu de renforcer le bataillon d’inspecteurs.

Par moments, Sylvie regarde le portrait de Fabien au mur. Depuis une heure, elle caresse ses petits chiens. «J’aurais dû le reprendre à la maison. J’avais prévu de ne pas le renvoyer dans ce centre après les vacances de Noël.» Elle repense à cette chute dans l’escalier. «Le centre m’appelle pour me dire que Fabien est hospitalisé mais de ne pas m’inquiéter, tout va bien.» Il a les deux pommettes cassées, le nez en miette, une arcade et la lèvre ouvertes. Le reste du corps est indemne. «Sur le moment, je n’avais pas d’arrière-pensée. Cela peut arriver à tout le monde. C’est après que j’ai commencé à douter.» Quand, quelques semaines plus tard, elle apprend la mort de son fils.

Le 2 novembre, coup de fil de la directrice du centre. Fabien s’est étouffé avec un gâteau après le goûter. Il a été retrouvé «inanimé, au sol, dans les toilettes. […] Il ne respirait pas, le visage cyanosé», écrit la directrice du centre dans son rapport quelques heures plus tard. Son supérieur ajoute : «Le travail de notre équipe et notre organisation sont a priori irréprochables.» Que faisait-il avec des gâteaux sans surveillance alors qu’il était écrit partout que Fabien avait des problèmes de déglutition ? Comment a-t-il pu accéder aux toilettes sans surveillance ? Pourquoi personne n’a pu intervenir pour le sauver ? Dans la tête de Sylvie, les questions se mélangent et se bousculent. Elle a besoin de réponses. Elle a déposé plainte en Belgique.

Marie PIQUEMAL