Junior Minister in charge of Disabled People and Fight against Exclusion Segolene Neuville poses on April 9, 2014 in Paris. AFP PHOTO / KENZO TRIBOUILLARDDepuis des années, la France sous-traite à la Belgique la prise en charge d’une partie de ses ressortissants handicapés, surtout mentaux. De l’autre côté de la frontière, s’est développé un marché juteux. Aujourd’hui près de 140 établissements accueillent exclusivement des Français. Certains d’entre eux sont des structures privées à but lucratif, n’offrant pas toujours des bonnes conditions de prises en charge. Si des établissements utilisent l’argent versé par la sécurité sociale française pour le bien être des résidents, d’autres non, comme le démontrait Libération le 25 avril dernier.

Au lendemain de la parution de l’enquête, la ministre belge Eliane Tillieux (PS) a expliqué déplorer la «marchandisation du secteur» tout en assurant être coincée juridiquement, renvoyant la France à ses responsabilités. Fraîchement nommée secrétaire d’Etat chargée des Personnes handicapées dans le gouvernement Valls, Ségolène Neuville (photo AFP) a envoyé deux inspecteurs dans le centre les Boutons d’or, où les conditions de prises en charge constatées sont calamiteuses. Elle se rend par ailleurs en Wallonie ce mercredi, pour discuter de vive voix avec son homologue belge. Elle n’a pas accepté que nous la suivions dans ce déplacement, au nom du «devoir de réserve en veille d’élections européennes». Mais a répondu à nos questions lundi, dans son bureau au siège du ministère de la Santé.

Allez-vous visiter des centres en Belgique?

Non, ce n’est pas mon rôle. C’est celui des inspecteurs belges et depuis peu, des inspecteurs français. Je ne dis pas que je n’irai jamais dans des établissements, mais dans un premier temps, ce qui est essentiel, c’est qu’il y ait des contrôles conjoints, enfin rendus possibles depuis l’entrée en vigueur de l’accord franco-wallon (le 10 mars, ndlr).

Considérez-vous normal que des citoyens français handicapés soient forcés d’aller en Belgique, faute de solutions de prise en charge en France ?

Il n’est pas question d’éradiquer la possibilité d’aller en Belgique, cette option convient à beaucoup de Français de la région parisienne qui préfèrent que leur proche soit en Belgique que dans un établissement du sud de la France.

Le fait que ce secteur soit ouvert à des investisseurs privés à but lucratif ne vous interpelle pas ?

Je vais répéter ce que j’ai déjà dit dans le communiqué de presse et à l’Assemblée. Je suis très contente que dans le secteur du handicap en France, le privé lucratif soit ultraminoritaire. Ce sont 5 établissements sur 10 000. Dans l’Hexagone, le secteur est tellement réglementé, tellement exigeant, qu’en l’état actuel, cela n’intéresse pas le privé lucratif. Il est à l’abri de fait, et c’est une bonne chose.

Mais le problème reste le même puisque plusieurs milliers de citoyens français vivent dans des structures privées de l’autre côté de la frontière.

Vous savez, le privé est déjà présent dans le médical et le sanitaire, que ce soit les cliniques ou les maisons de retraite. Cela dit, je pense que le lucratif n’a rien à faire dans ce secteur, il n’est pas normal de faire du bénéfice avec l’argent public au détriment des personnes handicapées. C’est de la responsabilité de la Belgique aujourd’hui: c’est elle qui autorise ces centres et les contrôle. Jusqu’à présent, la France n’avait pas les moyens de contrôler. Depuis peu, nous pouvons. Cela va changer.

Avez-vous prévu d’embaucher des inspecteurs ?

Je vais d’abord évaluer les besoins. C’est l’objet de ma visite en Belgique mercredi. Je veux me faire une idée par moi-même. Je vais aussi en discuter avec l’agence régionale de santé du Nord Pas-de-Calais et voir comment on peut organiser les choses. Je suis persuadée que si on augmente les contrôles, la prise en charge sera satisfaisante partout.

La législation belge n’est pas très stricte, il est assez facile d’ouvrir un centre accueillant des personnes handicapées françaises...

La prestation proposée doit correspondre à l’exigence de qualité que nous avons en France. Il faut que cela soit du même niveau. Dans l’état actuel des choses, on a besoin de ces places en Belgique. La meilleure façon, je le répète, c’est d’instaurer des contrôles draconiens. C’est comme ça qu’il faut prendre le problème: non pas en fermant ces centres mais en leur imposant les normes françaises. C’est mon objectif.

Pourquoi ne pas ouvrir plus de structures en France ?

Depuis cinq ans, nous ouvrons 4 000 nouvelles places chaque année en France… Malgré cela, les listes d’attente sont toujours interminables dans certains départements. Même si on créait 10 000 places en une année, je suis prête à parier qu’il y aurait toujours des personnes sans solution en France. Cela veut bien dire qu’il y a un autre souci : beaucoup de personnes vont en Belgique car elles ont été refusées par les établissements français qui considèrent le handicap trop lourd.

Ce ne serait donc pas qu’un problème de manque de places. Est-ce que les structures en France ont tous leurs lits occupés ?

Je ne suis pas en capacité de le savoir. C’est l’un de mes défis : moderniser le système de données pour que nous sachions exactement combien il y a de personnes handicapées en France et la lourdeur de leur handicap. Curieusement, il n’y a pas de statistiques publiques en la matière. Cela n’a jamais été organisé, les logiciels informatiques des maisons départementales des personnes handicapées ne sont pas compatibles les uns avec les autres. Nous savons très peu de chose : 10 000 établissements en France qui hébergent 460 000 personnes tous âges confondus. En dehors de cela, nous ne savons rien des besoins de ces personnes, et de ce qu’il faudrait faire pour améliorer les choses.

Par ailleurs, nous sommes dans une période de mutation. Il y a énormément de personnes en hôpitaux psychiatriques en France et pour lesquelles il est maintenant recommandé une prise en charge éducative, dans le secteur médico-social donc. De la même façon, il y a des personnes jusqu’ici en établissement et pour lesquelles on se rend compte qu’il vaudrait mieux qu’elles soient à domicile, dans l'objectif qui est le nôtre d'aller vers une société «inclusive». Tout ceci évidemment a des répercussions sur le nombre de places.

Que répondez-vous aux familles désespérées de trouver une solution en France ?

C’est ma principale préoccupation. J’espère que d’ici l’été, je vais pouvoir annoncer des mesures pour prendre en charge ces situations critiques. Denis Piveteau, conseiller d’Etat, a été chargé d’une mission fin 2013, je devrais avoir rapidement ses conclusions. Nous avons déjà des pistes. Par exemple, améliorer les liens entre les établissements médico-sociaux et les hôpitaux psychiatriques. Cela devrait inciter les établissements, gérés par le secteur associatif en grande majorité, à accepter un peu plus les cas compliqués, en se disant qu’au besoin, ils peuvent transférer la personne à l’hôpital le temps nécessaire.

Marie PIQUEMAL