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"Au bonheur d'Elise"
10 avril 2017

Emmanuelle Laborit : « Non, les sourds ne sont pas handicapés ! »

En 1993, le public français tombait sous le charme d’une jeune comédienne s’exprimant en langue des signes. Emmanuelle Laborit fut la première artiste sourde à recevoir un Molière. Pèlerin l’a rencontrée, à l’occasion de l’anniversaire du théâtre qu’elle dirige à Paris.

L’International Visual Theatre* (IVT) souffle cette année ses 40 bougies. Ce théâtre a beaucoup compté pour vous. C’est là que vous avez appris la langue des signes française (LSF) à l’âge de 7 ans. Racontez-nous…

C’est mon père qui m’y a emmenée la première fois après en avoir entendu parler à la radio. J’ai pu y faire la connaissance d’adultes sourds ; je n’en avais jamais vu auparavant. Enfin, j’ai pu discuter avec eux et m’imaginer à mon tour adulte. Avant, comme je n’en connaissais pas, j’étais convaincue que j’allais mourir jeune, que les sourds ne pouvaient pas grandir et vivre longtemps. Ce fut fondamental pour ma construction personnelle.

J’ai appris à ne pas me laisser envahir par les doutes, les déceptions, à voir toujours le positif

Vue de l’extérieur, la langue des signes est un univers à part entière. Comment y entrer ?

Il faut commencer par sortir de la structure du français, qui est une langue vocale. Avec la LSF, nous conceptualisons la pensée autrement que par les mots. Elle n’est pas linéaire comme le français, c’est une langue en trois dimensions qui utilise l’espace, l’orientation, le mouvement. Elle est très vivante, toujours en évolution. Moi-même, je n’ai jamais fini de la découvrir. Au théâtre, elle constitue une matière incroyable, à travailler et retravailler pour en faire jaillir la beauté.

Mais j’aime aussi beaucoup le français. J’adore les mots et les phrases. Cela peut paraître étrange car, pour moi, ce n’est que de la phonétique, mais j’aime les transposer en LSF, chercher par quel signe je peux les donner à voir. La LSF permet de créer de la poésie visuelle. Je pense que, pour les entendants, cette langue est également d’une grande richesse. Dans un monde au fonctionnement très auditif, elle nous apprend à utiliser notre regard.

Je crois que notre société a un problème avec la différence. On voudrait que nous soyons tous identiques, conformes aux normes

La LSF a été reconnue officiellement en 2005. Est-elle plus répandue depuis ?

Je préfère être franche : cela n’a rien changé ! La reconnaissance dans les textes ne signifie malheureusement pas la reconnaissance réelle. Elle a été intégrée à la loi de 2005 pour l’égalité des chances pour les personnes handicapées, et cela ne me plaît pas. Car les sourds ne sont pas handicapés ou malades. Considérer la surdité comme une maladie implique qu’elle doit être suivie, soignée, ce que ne fait évidemment pas la LSF. Ce sont deux visions qui s’affrontent.

Aucun engagement n’a été pris pour amener la LSF aux enfants le plus tôt possible. Elle reste, aux yeux de beaucoup, le dernier recours, alors que, selon moi, c’est la seule chance de s’exprimer pleinement. Aujourd’hui, seuls 5% des enfants sourds bénéficient d’un enseignement bilingue en LSF. Les autres sont dans des écoles oralistes (dans lesquelles l’objectif est de faire parler les enfants, NDLR) ; ils essaient de s’intégrer et de suivre comme ils le peuvent. Cette situation me révolte. Où est le libre choix pour ces enfants ? Derrière ces orientations, il y a, me semble-t-il, un grand désir – absurde – de changer les sourds en entendants.

Pourquoi, selon vous ?

Je crois que notre société a un problème avec la différence. On voudrait que nous soyons tous identiques, conformes aux normes. Nous, les sourds, constituons une minorité parmi d’autres. Pour nous, c’est la langue qui pose problème. Pour d’autres, ce sera la couleur de peau. Il ne fait pas bon être noir ou arabe en France aujourd’hui. La société ne donne pas sa place à chacun.

À l’approche de l’élection présidentielle, qu’aimeriez-vous dire aux candidats ?

Malheureusement, je me répète toujours à chaque échéance politique. En réalité, nous devons nous battre tous les jours, et pour tout ! L’accessibilité universelle est un vaste chantier qui avance très peu. Ce manque concerne de nombreux domaines. La moindre démarche auprès d’une administration pose problème. Les jeunes sourds peinent à faire des études supérieures et la plupart d’entre nous, faute de traductions en LSF, sommes exclus du débat citoyen. Je suis étonnée que la France n’évolue pas plus rapidement sur ce sujet. Je pense que la culture a un grand rôle à jouer dans ce domaine. Elle peut vraiment construire des ponts. Pourtant, depuis votre consécration, aucun comédien sourd n’a percé.

Quelle est cette force qui vous porte ?

L’amour ! Sans lui, la vie ne serait que larmes. Je parle de l’amour, du petit « a » au grand « A » ! On aime ses enfants, sa famille, ses amis… L’amour se niche également dans toutes les petites choses du quotidien. Un sourire, ce n’est rien en apparence et, pourtant, c’est une source incroyable d’énergie pour l’autre, mais aussi pour soi-même. J’étais très révoltée quand j’étais jeune. Depuis j’ai pris plus de distance. J’ai maintenant 45 ans. J’ai appris à ne pas me laisser envahir par les doutes, les déceptions, à voir toujours le positif, même dans les moments difficiles.

*Théâtre visuel international. L’IVT fête ses 40 ans pendant toute la saison, avec, en point d’orgue, des festivités du 9 au 13 mai. Renseignements, également sur les spectacles en tournée, sur www.ivt.fr ou au 01 53 16 18 18.

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