Franck Ramus
Franck Ramus est directeur de recherche au CNRS, professeur attaché à l'École normale supérieure et chargé de recherche au Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique (LSCP). Son blog : Ramus Méninges (http://www.scilogs.fr/ramus-meninges)
Vous avez commencé vos recherches sur le langage en étudiant le rythme de la parole. En quoi cet aspect est toujours considéré comme déterminant dans les processus d'acquisition ?
On s'est aperçu que le rythme était l'un des premiers indices sur la parole et sur la nature de la langue que percevait le nouveau-né. En observant les réactions du bébé, nous avons pu montrer qu'il était capable de déterminer très précocement s'il s'agit de sa langue maternelle, et si elle était plutôt accentuelle (quand les accents toniques rythment la phrase comme pour l’anglais ou l’allemand), ou bien syllabique (lorsque ce sont les syllabes qui le font comme pour le français, l'espagnol, le finnois…) ou encore moraïque (la more, plus petite unité syllabique, rythme la phrase, comme pour le japonais). L'enfant vient au monde avec cette boussole linguistique qui lui permet donc de repérer certaines propriétés de sa langue, d'en acquérir la grammaire en séquençant les phrases en unités de sens et en saisissant les règles d'organisation. Les travaux menés au Laboratoire de sciences gognitives et psycholinguistique (LSCP) de l'ENS, de l’EHESS et du CNRS depuis les années 1990 ont donc mis le rythme au centre des débats sur l'acquisition du langage, et ont relancé les travaux à son sujet en linguistique, ainsi qu'en informatique dans les recherches sur le traitement automatique de la parole.
C'est ce qui a permis de dégager la spécificité du langage humain ?
Notamment, en comparant le modèle humain avec le modèle animal. Les études comparatives ont démontré assez vite la limite des capacités d'acquisitions du vocabulaire et de la grammaire chez les chimpanzés, au-delà même de leurs caractéristiques physiologiques qui entravent l'expression et la prononciation. La maîtrise d'une ou de plusieurs langues reste donc bien le propre de l'homme. Mais ces recherches ont aussi révélé que les capacités auditives humaines sont très largement partagées avec les autres primates, ceux-ci étant, par exemple, également capables de différencier les langues sur la base de leur rythme. Elles se poursuivent encore de nos jours pour analyser des aspects plus sémantiques : en effet, on a longtemps pensé que les vocalisations des singes étaient assez pauvres de sens. Aujourd'hui, des linguistes collaborant avec des primatologues découvrent que, non seulement les vocalisations de certaines espèces de singes peuvent prendre des sens assez élaborés (des « mots »), mais qu'elles peuvent aussi se combiner, selon une syntaxe rudimentaire, pour former des messages plus complexes (des « phrases » élémentaires). Tous ces travaux comparant de multiples espèces tendent à réduire la discontinuité perçue entre le langage humain et les autres systèmes de communication animale. Le langage humain a sans aucun doute des propriétés très spécifiques et une puissance expressive inégalée, mais il n'est pas apparu dans le vide : il a évolué sur la base de capacités perceptives et conceptuelles déjà présentes chez nos ancêtres communs avec les singes.
Comment les recherches sur les troubles du langage contribuent-elles aussi à mieux comprendre cette fonction cognitive ?
L'étude d'une pathologie renseigne toujours sur les spécificités d'un organe ou d'une fonction qu'elle touche. C'est clairement ce qui m'a amené, au départ, à étudier les troubles du langage pour mieux comprendre les mécanismes cognitifs impliqués dans les processus d'acquisition. Mais cette démarche n'est pas nouvelle. On se souvient des travaux de Paul Broca, au XIXe siècle, sur les cerveaux de patients aphasiques, qui ont permis de cerner le « centre de la parole » auquel on a donné le nom du chirurgien, « l'aire de Broca ». Ce fut le point de départ de nouvelles découvertes sur d'autres zones impliquées dans le langage, comme l'aire de Wernicke pour la compréhension. Pour ma part, j'ai initialement choisi de me pencher sur la dyslexie. J'ai vite été confronté à des hypothèses contradictoires sur la cause de ce trouble. Les unes défendaient une origine purement phonologique de la dyslexie, impliquant donc un trouble spécifique de la parole. Les autres mettaient en cause de manière plus globale le rôle de la perception (auditive ou visuelle) et de la motricité. Une étude comparative des données existantes et les résultats de mes propres tests ont confirmé mon hypothèse de départ : les personnes souffrant de dyslexie présentent des profils cognitifs complexes avec un déficit phonologique prédominant. Cela n'empêche pas l'existence de sous-groupes plus ou moins impactés par d'autres troubles auditifs, visuels et moteurs associés mais secondaires, la co-morbidité étant importante. Et comme pour l'autisme, les facteurs biologiques sous-jacents, comme les facteurs environnementaux, sont multiples et varient d'un individu à l'autre. On ne peut donc pas évoquer une cause unique.
Les pathologies du langage pourraient-elles être le dénominateur commun à d'autres troubles des apprentissages ?
Cela n'a rien de systématique, car la dyspraxie ou la dyscalculie, par exemple, ont leurs mécanismes propres. Tout ne part pas d'un problème initial de langage, et à l'inverse, des difficultés de langage peuvent être secondaires à d'autres troubles cognitifs, comme l'autisme. Le niveau de langage peut également être affecté par des facteurs environnementaux, familiaux ou sociaux. Nous venons ainsi de reconfirmer le rôle du niveau d'études des parents, ainsi que de leurs revenus, sur le développement du langage. Toutefois, il est vrai que cette fonction cognitive est centrale et en impacte beaucoup d'autres. C'est ce que vient de nous révéler une récente étude sur le lien entre les troubles du langage et le trouble de l'attention avec hyperactivité (TDAH). Nous sommes partis du constat d'une co-morbidité entre les deux. Celle-ci était déjà bien documentée mais nous voulions savoir s'il y avait un lien de causalité entre les deux, et si oui dans quel sens. Et c'est le trouble du langage à trois ans qui prédit le plus sûrement un TDAH apparaissant à cinq ou six ans, plutôt que l'inverse. L'analyse des tests montre bien que le langage fournit un moyen de réguler son comportement. Un enfant qui dispose de moindres capacités de compréhension de phrases, utiles pour raconter un événement et le digérer, ou pour intégrer des règles de vie, développe plus de problèmes de comportement.
Tout fonder sur des preuves scientifiques, c’est votre leitmotiv…
Je ne connais pas d'autre méthode pour parvenir à une connaissance fiable. Cette rigueur intellectuelle, à laquelle nous invitent utilement les sciences cognitives, est fondamentale à plus d'un titre. D'abord pour que notre compréhension du langage et du développement de l'enfant repose sur ces résultats solides, plutôt que sur de simples opinions ou sur des philosophies abstraites. Ensuite, pour pouvoir offrir aux enfants présentant des troubles, des stratégies de remédiation reposant sur une bonne compréhension des problèmes et ayant une efficacité éprouvée. Le respect de ces principes aurait d'ailleurs permis de gagner de nombreuses années pour une prise en charge adaptée de l'autisme, comme des autres troubles du développement, plutôt que de rester arc-boutés sur des croyances et des pratiques psychanalytiques sans fondement. La même rigueur devrait nous guider pour ne pas stigmatiser les surdoués dont la précocité n'est pas une maladie, ou pour garder la tête froide face à l'usage des écrans chez les enfants qui seraient selon certains responsables de tous les maux. Et bien sûr, elle doit nous faire avancer pour proposer une aide ciblée aux enfants touchés par un trouble du langage afin de limiter l'impact sur les apprentissages scolaires et l'acquisition de la lecture, en particulier pour les élèves dyslexiques. On sait, par exemple, que toutes les méthodes ne se valent pas. Celles qui s'appuient sur une conception erronée de l'origine de la dyslexie et proposent une rééducation sensorielle ou motrice, n'ont pas d'efficacité établie. Mais là aussi, les résistances sont importantes, même si elles sont moins idéologiques que pour les écrans ou l'autisme…
Ces résistances sont de quelle nature ?
Elles semblent être en partie institutionnelles. Alors que les mécanismes cognitifs impliqués dans la dyslexie sont bien connus depuis les années 70-80 dans la littérature scientifique internationale, il a fallu attendre le rapport de Jean-Charles Ringard en 2000 pour mettre en place un plan d'action pour les troubles du langage et des apprentissages à l'école. En 2007, une circulaire de l'Éducation nationale a aussi encouragé les recteurs d'académie à repérer les élèves présentant des difficultés de langage. De fait, de plus en plus d'enfants sont diagnostiqués et pris en charge, très souvent à l'extérieur par une orthophoniste, d'où l'explosion de la demande de consultation chez ces professionnels de santé. Tant mieux, mais il existe d'autres approches à des moments clé du parcours scolaire et dans le cadre de l'école, pour faciliter le passage au langage écrit et à la lecture. Cela peut se faire en petits groupes constitués d'enfants présentant les mêmes difficultés. Le programme de recherche-action « Paris Santé Réussite » (PSR), mené par la neuropédiatre Catherine Billard, a montré que les résultats positifs étaient au rendez-vous… à condition de mettre vraiment en place les mesures proposées dans les écoles, au tournant du CP et du CE1. C'est là, précisément, que le bât blesse au sein du corps enseignant, faute de temps, de disponibilité dans des classes surchargées, mais aussi de formation solide pour apprendre à mettre en œuvre les interventions pédagogiques qui ont prouvé leur efficacité. Or la formation est indigente dans bien des cas. Dommage, car il est possible d'aider la plupart des enfants en difficulté de lecture, en classe, sans préjuger d'aucun diagnostic et sans faire appel à des professionnels de santé.
Quels sont les enjeux de vos recherches actuelles sur le langage et ses troubles ?
Je poursuis les investigations sur la dyslexie pour comprendre en quoi le cerveau des personnes touchées est organisé différemment d'un point de vue anatomique, et en quoi il fonctionne différemment quand il est exposé à la parole. Nous étudions en particulier le fonctionnement des neurones situés dans le cortex auditif et leur manière spécifique de se synchroniser avec les différentes fréquences présentes dans la parole. Cela peut permettre de comprendre pourquoi l'accès à certaines unités de la parole est plus difficile pour les personnes dyslexiques. Finalement, nous en revenons toujours à chercher la part d'inné et la part d'acquis. Le bébé naît avec un bagage cognitif qui lui permet de repérer et d'acquérir les caractéristiques de sa langue et d'apprendre à parler. Mais quels sont les gènes impliqués, de quelle manière participent-ils à la mise en place de structures cérébrales qui permettent ces apprentissages, et de quelle manière ces processus développementaux dévient-ils chez certains enfants, conduisant à l'apparition de troubles du langage ou des apprentissages ? Et comment l'environnement interagit-il avec les facteurs biologiques, que ce soit au niveau de l'expression des gènes, de la construction du cerveau ou comme source des apprentissages ? Ce sont ces grandes questions qui guident toutes les recherches que nous menons.
Des différences de poids et de structures entre le cerveau des garçons et des filles sont bien connues et régulièrement étudiées : on compte un peu plus de matière blanche pour les premiers, qui ont en outre un cerveau légèrement plus volumineux à la naissance (entre 1 et 4 % si on le rapporte à la taille du corps) ; et un peu plus de matière grise pour les secondes. La cause et l'importance de ces particularités font encore débat, mais des différences ont aussi été observées en cas de dyslexie. C'est ce qu'a révélé une étude menée dans le cadre du projet de recherche Genedys sur les origines cognitives, cérébrales et génétiques des troubles développementaux du langage, comme le rapporte Franck Ramus dans une récente synthèse. 32 enfants dyslexiques et 32 enfants contrôles ont passé une IRM pour permettre l'observation de leur anatomie cérébrale. Surprise… L'épaisseur du cortex temporal des filles dyslexiques s'avère moins importante que chez les autres filles témoins, et cette différence n'a pas été observée chez les garçons. À l’inverse, les garçons dyslexiques présentent une asymétrie du planum temporale par rapport aux garçons contrôles, ce que l'on n'observe pas chez l'ensemble des filles. Des pistes pour mieux comprendre un jour les différences dans l'expression de la dyslexie qui touche plus les garçons ? Ces recherches permettent aussi de mieux analyser les différences neuroanatomiques générales entre dyslexiques et non dyslexiques, touchant par exemple les faisceaux de matière blanche, le volume de matière grise concernant une partie du thalamus gauche, ou la morphologie de certains sillons. Les techniques d'observation progressent, les chercheurs croisent leurs données. Et quelle interaction entre ces données et les paramètres environnementaux, le contexte socio-culturel et l'éducation, elle aussi genrée ? Bientôt, peut-être la clé de ce mystère…
Sophie Viguier-Vinson