Les deux précédents articles sur le complexe d’Œdipe ont montré les contradictions difficilement conciliables entre des théories psychanalytiques, toutes produites par des analystes utilisant la méthode de Freud (interprétations de paroles, plus ou moins “libres” de patients). Pour vérifier la validité d’une théorie, il est indispensable de procéder à des observations méthodiques d’implications concrètes en tenant compte, honnêtement, des observations qui infirment l’hypothèse.
La rhétorique empiriste de Freud
Freud s’est toujours présenté comme un chercheur “scientifique”, “empirique”, “positiviste”. Dès la fin des années 1890, des confrères et estimaient qu’il suggérait à ses patients des idées bien arrêtées. Aussi Freud se défendait-il sans cesse par ce type d’affirmation: “Je puis assurer que je me suis mis à l'étude des phénomènes révélés par l’observation des psychonévrosés sans être tributaire d'un système psychologique déterminé, et que j'ai ensuite réajusté mes vues jusqu'à ce qu'elles me semblent aptes à rendre compte de l'ensemble des éléments observés. Je ne mets aucune fierté dans le fait d'avoir évité la spéculation” [1].
En fait, Freud n’était pas un observateur patient, soucieux de recueillir avec soin beaucoup de faits permettant de confirmer ou d’infirmer des hypothèses. Ses lettres à Fliess montrent que, dès le début de sa pratique, il a systématiquement interprété en fonction de sa théorie. Quand des patients refusaient ses interprétations, il menaçait d’arrêter le traitement [2]. Fliess l’a mis en garde, écrivant notamment : “Le liseur de pensées ne fait que lire chez les autres ses propres pensées” [3].
Cette mise en garde et les critiques de confrères n’ont guère servi. Ainsi, on peut lire dans les notes de Freud sur l’analyse de l’Homme aux loups : “Le patient est sûr de n’avoir jamais pensé qu’il put souhaiter la mort de son père. Après ces paroles prononcées avec une vigueur accrue, je crois nécessaire de lui donner un fragment de théorie. La théorie affirme que, puisque toute angoisse correspond à un ancien souhait refoulé, on doit supposer exactement le contraire. Il est certain aussi que l’inconscient est alors juste le contraire du conscient. — Il est très ébranlé, très incrédule” [4]. Au cours de sa rédaction de Totem et Tabou, Freud écrivait à Jung : “Avec mon travail sur le totem et le reste cela ne va pas bien. [...] L'intérêt est affaibli par la conviction de posséder déjà à l'avance les résultats que l’on s’efforce de prouver. [...] Je vois aux difficultés de ce travail que je ne suis absolument pas organisé comme un chercheur inductif, mais entièrement en vue de l'intuitif” [5]. Jung a dit plusieurs fois que Freud avait pour principe “Je l’ai pensé — ça doit donc être vrai” [6].
Freud ignorait la notion de groupe contrôle. Il généralisait à une catégorie psychopathologique ou à l’Humanité ses interprétations de quelques-unes de ses pensées ou de paroles de quelques patients, sans jamais prendre la peine de mener une enquête méthodique auprès de personnes non atteintes de troubles mentaux. (Rappelons que son dévoué biographe, E. Jones, écrit que Freud lui-même a souffert d’une “psychonévrose fort grave”, d’états dépressifs, de phobies et de troubles cardiaques d’origine psychosomatique [7]). Par exemple, il affirmait que toutes les neurasthénies sont causées par la masturbation parce que des patients souffrant de neurasthénie, en réponse à ses questions insistantes, lui avaient avoué se masturber [8]. Il ne lui venait pas à l’esprit de vérifier si des personnes ne souffrant pas de neurasthénie pratiquaient également la masturbation.
Freud n’a guère compris l’importance de la quantification en psychologie. Il semble n’y avoir songé qu’une fois : lorsqu’il mettait en doute la théorie de Rank selon laquelle quasi tous les troubles psychologiques trouvent leur source dans le traumatisme de la naissance et non dans le complexe d’Œdipe. Jones rapporte : “À ma connaissance, ce fut la seule occasion où Freud se montra favorable aux statistiques en relation avec la psychanalyse ; habituellement, il les considérait comme hors de propos ou inapplicables. Ne voilà-t-il pas qu’il disait à Ferenczi que s’il avait été à la place de Rank, il n’aurait jamais imaginé publier une théorie aussi révolutionnaire sans au préalable avoir amassé des données statistiques comparant les caractères des premiers-nés, des enfants dont la naissance fut particulièrement difficile et de ceux qui virent le jour par césarienne” [9].
Les observations méthodiques du “complexe d’Œdipe”
Les interprétations freudiennes, qui font référence à un Inconscient que seul le freudien peut décoder, sont, comme l’a bien expliqué Karl Popper, “irréfutables” : l’“expert” peut toujours prétendre “expliquer” une objection et la désamorcer. Si vous n’acceptez pas une interprétation, c’est que vous “résistez”, que vous “refoulez”, comme ces Adler, Jung, Rank, Ferenczi et tant d’autres cliniciens, qui cependant analysaient autant de patients que Freud, sinon plus, mais qui n’observaient pas du tout ce que Freud affirmait.
Ceci dit, on peut tout de même opérationnaliser certains énoncés théoriques de Freud en vue de les tester. Ces énoncés, sous peine d’être considérés comme “irréfutables” et donc non scientifiques, doivent être formulés de façon à pouvoir être éventuellement réfutés par des faits d’observation. Dès les années 1930, essentiellement aux États-Unis, des psychologues scientifiques ont ainsi testé convenablement des “lois” comportementales formulées par Freud, p. ex. que le caractère “anal” (avarice, entêtement, goût de l’ordre et de la propreté) est causé par la sévérité de l’éducation sphinctérienne [10].
Un des premiers ouvrages de synthèse est paru en 1943: Survey of objective studies of psychoanalytic concepts, de Robert Sears, professeur à l’université de l’État de l’Iowa [11]. Concernant l’Œdipe, Sears écrit, évidemment: “Tout effort pour obtenir des faits concernant les relations œdipiennes se heurte d’emblée à la question de la définition” (p. 42). Si l’on parle simplement d’attachement, la conclusion des recherches est que les enfants entre 3 et 5 ans préfèrent plus souvent le parent de sexe opposé, mais ceci est loin d’être une règle absolue. Cette préférence dépend pour une large part de la structure familiale et d’attitudes parentales. Quant à l’universalité du complexe d’Œdipe tel que Freud l’a défini (désir de relations sexuelles avec la mère et meurtre le père), Sears conclut au vu des observations que c’est une “conception grotesque” (p. 136).
Plusieurs chercheurs ont encore répliqué des enquêtes sur l’Œdipe au sens “dur” et au sens “mou” [12]. Les conclusions sont identiques. Fisher et Greenberg, qui ont passé en revue les nombreuses recherches scientifiques sur les relations entre la psychopathologie et le complexe d'Œdipe, concluent : “Il n'y a pas d'étude qui ait pu établir une corrélation, même faible, entre la perturbation des relations œdipiennes et une symptomatologie névrotique dans la suite de l'existence” [13]. Un enfant peut être traumatisé par des conduites de ses parents, par la disparition de l'un d'eux, par la dysharmonie conjugale... mais ces effets s'expliquent fort bien sans la théorie freudienne.
Notons que plusieurs psychanalystes — notamment les “culturalistes” Karen Horney et Clara Thomson, ou encore George Devereux, fondateur de l’ethnopsychiatrie — ont estimé que la présence de sentiments “œdipiens” sont l’effet de comportements parentaux et sont loin de s’observer dans toutes les cultures [14].
Rappelons que dans le mythe, c’est Laïos qui a l’initiative de la volonté d’éliminer le rival. Dans l’histoire humaine, l’infanticide est infiniment plus fréquent que le parricide. Très peu de mères ont été violées par leur fils, mais beaucoup d’enfants ont subi des sévices sexuels de la part de leurs parents, et ces enfants, loin de jouir de la réalisation d’un soi-disant “désir fondamental”, sont très généralement choqués et traumatisés.
Des conséquences humaines désastreuses
Dans les pays latins, beaucoup plus que dans les pays anglo-saxons, le complexe d’Œdipe demeure une théorie adoptée par beaucoup de psys, mais aussi des travailleurs sociaux, des enseignants, des journalistes, des magistrats et, finalement, une grande partie de la population. C’est en Argentine que la croyance en cette doctrine semble être la plus forte. L’historien argentin Mariano Plotkin constate que “quiconque, en société, dans une grande ville d'Argentine, oserait mettre en doute l'existence de l'inconscient ou du complexe d'Œdipe se trouverait dans la même position que s'il niait la virginité de la Vierge Marie face à un synode d'évêques catholiques” [15].
Quelle que soit la version — freudienne orthodoxe, lacanienne, populaire — elle entraîne des dégâts très importants, surtout du fait de la non-assistance efficace à des enfants, des adolescents et même des adultes [16].
À titre d’exemple : au lieu de remédier à des difficultés d’apprentissages scolaires par des méthodes pédagogiques aujourd’hui éprouvées, nombreux sont encore les psys endoctrinés par le freudisme qui se contentent du baratin œdipien, notamment sous le patronage de Françoise Dolto. La psy d’enfants la plus encensée de France déclarait — sans avoir jamais mené une quelconque enquête méthodique : “Sur le plan de toutes les activités intellectuelles et sociales, le complexe de castration entrera en jeu ; l'intérêt de l'enfant découle de sa curiosité sexuelle et de son ambition à égaler son père, curiosité et ambition coupables tant que le complexe d'Œdipe n'est pas liquidé. Dans le domaine scolaire surtout, on verra des inhibitions au travail ; le garçon deviendra incapable de fixer son attention. C'est l'instabilité de l'écolier, si fréquente, et source pour lui de tant de remontrances. Le calcul, particulièrement, lui paraîtra difficile ; le calcul étant associé dans l'inconscient aux ‘rapports’ (ressemblance, différence, supériorité, égalité, infériorité) — aux problèmes quels qu'ils soient — et l'orthographe associée à ‘l’observation”, grâce à laquelle on ‘voit clair’”. Relisez bien : Toutes les activités intellectuelles et sociales dépendent de quelques homonomies [17].
Même discours chez Mélanie Klein, dont des freudiens disent qu’elle est “le personnage le plus célèbre, après Freud lui-même, de la psychanalyse” [18] : “Nous devons faire remonter la formation de toutes les inhibitions qui affectent l'étude et le développement ultérieur, à l'époque du premier épanouissement de la sexualité infantile, celle où l'on assiste à l'apparition du complexe d'Œdipe et qui donne sa plus grande intensité à la peur de la castration ; cela se passe entre trois et quatre ans. C'est le refoulement des composantes masculines actives, né de cette peur, qui constitue chez les garçons comme chez les filles la base principale des inhibitions à l'égard de l'étude” [19].
Didier Pleux a décrit les ravages des dogmes freudiens dans le milieu des éducateurs, milieu qui était le sien dans les années 1970 [20]. Chacun peut constater aujourd’hui que les dégâts ont peu diminué, et cela dans les milieux les plus divers de La France freudienne [21].
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Références
[1] Fragment d’une analyse d’hystérie (1905) Trad., Œuvres complètes, PUF,VI 291s.
[2] Cf. P.ex. Lettres à Wilhelm Fliess. Édition établie par J. Masson. Trad., PUF, 2006. Lettre du 3-1-1897.
[3] Ibidem, lettre du 7-8-1901. Freud reprend cette phrase écrite par Fliess et réplique : “Si je suis celui-là, il ne te reste plus qu'à jeter dans la corbeille à papier, sans la lire, ma Vie quotidienne” (il s’agit du livre Psychopathologie de la vie quotidienne).
[4] L’Homme aux rats. Journal d’une analyse. Trad., PUF, 1994 (4e éd.), p. 77.
[5] Lettre du 17-12-1911. In Freud, S. & Jung, C. G. (1975) Correspondance. Trad., Gallimard.
[6] Cité in Borch-Jacobsen, M. & Shamdasani, S. (2006) Le dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la psychanalyse. Les Empêcheurs de penser en rond, p. 234s.
[7] La vie et l'œuvre de Sigmund Freud. Vol. 1, Trad., PUF, 1958, p. 335-343.
[8] “Loi” présentée sans nuance dans “La sexualité dans l’étiologie des névroses” (Œuvres complètes, III 215-240). Freud y déclare avoir observé cette loi dans plus de 200 cas. Les lettres à Fliess montrent que ce nombre est un mensonge. Pour des détails :
http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2347
[9] La vie et l'œuvre de Sigmund Freud. Vol. 3, Trad., PUF, 1969, p. 76.
[10] Paul Kline, qui a examiné une dizaine d'études de ce genre et mené lui-même des investigations empiriques, conclut: “Il y a des données qui confirment l’existence de dimensions de la personnalité qui ressemblent aux caractères anal et oral, mais ces caractères n'ont pas pu être mis en rapport avec l'érotisme prégénital, ni avec des procédures éducatives” (Fact and Fiction in Freudian Theory. Methuen, 1972, p. 94).
[11] Social Science Research Council, N° 51. Rééd., 1951, éd. Edwards Brothers, 156 p.
[12] Je reprends l’expression de J.-P. Sartre, qui déclarait en se référant précisément au complexe d’Œdipe : “Un analyste peut dire une chose, puis, aussitôt après, le contraire, sans se soucier le moins du monde de manquer de logique, puisque, après tout, ‘les opposés s'interpénètrent’. Un phénomène peut avoir telle signification, mais son contraire peut aussi signifier la même chose. La théorie psychanalytique est donc une pensée ‘molle’”. (Cité in Freud. Jugements et témoignages. Textes présentés par Roland Jaccard. PUF, 1976, p. 244).
[13] Fisher, S. & Greenberg, R. (1977) The scientific credibility of Freud's theories and therapy. Basic Books, p. 218.
[14] Devereux, G. (1953) Why Œdipe killed Laïus. Journal of Psycho-Analysis, 34 : 132-141.
[15] Mariano Ben (2010) Histoire de la psychanalyse en Argentine. Une réussite singulière. Paris : CampagnePremière, 370 p. p. 13.
[16] P.ex. sur Youtube un gynécologue affirme que des conflits conjugaux sont causés par la non-résolution du complexe d’ Œdipe :
https://www.youtube.com/watch?v=BQdHpwm2f5k
[17] Psychanalyse et pédiatrie. Seuil, 1971, p. 99. Italiques de Dolto.
[18] Perron, R. (1988) Histoire de la psychanalyse. PUF, Que Sais-je?, 1988, p. 83.
[19] Essais de psychanalyse (1921-1945). Trad., Payot, 1976, p. 106. Je souligne “toutes”.
[20] La révolution du divan. Pour une psychothérapie existentielle. Odile Jacob, 2015, chap. 1.
[21] La France freudienne est le titre d’un livre de la sociologue américaine Sherry Turkle, venue en France étudier les raisons pour lesquelles, comme elle dit, “toute la France est passée à la psychanalyse” après mai 68. Elle écrit : “Le vocabulaire psychanalytique a envahi la vie et le langage, transformant la manière dont les gens pensent en politique, discutent de littérature, parlent à leurs enfants. Les métaphores psychanalytiques ont infiltré la vie sociale française à un point qui est sans doute unique dans l'histoire du mouvement psychanalytique. Même aux États-Unis les choses ne sont jamais allées aussi loin” (éd. Grasset, 1982, p. 25).