L’homme est discret. On l’a peu vu sur les plateaux de télé, comme tant d’autres, donner des conseils de bon sens aux mères inquiètes devant l’agitation de leur fils ou s’alarmant devant le manque de prise de poids de leur fille. Pierre Delion y aurait été à sa place, lui, le dernier des dinosaures du monde psy, ultime grande figure du milieu, membre de cette génération bénie d’après-guerre qui a vu la psychanalyse s’imposer un peu partout, avant qu’elle ne prenne coup sur coup depuis quelques années. Pierre Delion a des allures du bon médecin de campagne, attentionné et réservé. Il part à la retraite, quittant son poste de professeur et de chef de service de pédopsychiatrie au CHU de Lille. Comme un symptôme de la crise de la pédopsychiatrie française, il ne sera même pas remplacé. Et dimanche, à Montreuil, se tient un meeting sur «l’enfance effacée» (1). Dans la planète psy, de Françoise Dolto à Serge Leclaire, Pierre Delion est loin des travers que l’on rencontre parfois chez ses confrères, péremptoires et cassants, souvent autocentrés, ressassant leurs formules. Pierre Delion occupe une place à part. Il est assurément le plus chaleureux. Non dogmatique, il est ouvert aux autres disciplines et, dans le monde parfois culpabilisant de la pédopsychiatrie, soucieux de travailler avec les parents.

Pourtant, cruelle ironie, c’est lui qui s’est retrouvé au centre de la méchante polémique en 2012 autour du packing. Cette thérapeutique qui consiste à envelopper l’enfant autiste dans des draps humides ou secs puis peu à peu à les ôter. Une pratique que certaines associations de parents ont considérée comme de la torture. Lettres anonymes, menaces, injures, manifestations devant son bureau, convocation devant le conseil de l’ordre, Pierre Delion a subi le déluge. On l’a vu effondré : «C’est incompréhensible. Je suis soutenu par ceux avec qui je travaille et honni par ceux que je n’ai jamais vus.» Blessé, surtout : «Me traiter de tortionnaire ? Depuis plus de quarante ans, j’ai toujours fonctionné avec les parents, explique-t-il. Jamais je n’ai pu supporter ceux qui culpabilisaient les proches pour expliquer la maladie de leur enfant.»Sur lui est tombée la foudre, marque du recul de la psychanalyse dans le champ intellectuel. «Un comble», dit un de ses amis. D’autant qu’une étude prochaine devrait montrer l’efficacité du dit packing. Tournons la page.

Pierre Delion aurait pu être ingénieur, il est devenu psychiatre. «Mes parents étaient commerçants dans un village de la Sarthe, à Tuggé, raconte-t-il. Ils tenaient une petite quincaillerie. Ma mère était, en quelque sorte, la psychiatre du village. Les gens venaient, ils achetaient souvent des choses dérisoires, pour parler avec elle, la boutique devenant un lieu de d’échanges.» Il a été élevé chez les jésuites à une époque où l’on pouvait voir un religieux, prof de philosophie, faire grève par solidarité avec les ouvriers du Mans. C’était une autre époque, où les portes pouvaient s’ouvrir. Et la folie sortir de l’asile. Marqué par l’influence de la Jeunesse ouvrière chrétienne, il étudie au Mans et à Angers. Il choisit la psychiatrie : «En stage en réanimation médicale, il y avait beaucoup de suicidés. Je voyais des internes les engueuler en leur disant qu’ils avaient autre chose à faire que de s’occuper d’eux. J’ai découvert la dépression, le désespoir, la mélancolie aussi.»

C’est à Angers qu’il rencontre Jean Oury, figure marquante et fondateur de la clinique de la Borde près de Blois. Et celui-ci lui trouve un stage chez Tosquelles, personnage clé de la psychiatrie de l’après-guerre (1). «En 1979, j’arrive et les premiers mots de Tosquelles sont : "J’aurai dû te prévenir, et te dire de ne pas venir. Ici, c’est de la merde."» Ne jamais se prendre au sérieux…. « Je découvre le vrai travail clinique. J’assiste aux consultations de Tosquelles. On est avec le patient, on essaye de le comprendre.»

Pierre Delion n’est pas un doux poète qui chantonne la légèreté, trouvant toutes les vertus du monde à la folie. Il sait ce que sait que d’être ailleurs. Dans son service, il suit des enfants lourdement atteints, des autistes qui s’automutilent. «C’est comme cela que l’on a vu que le packing pouvait les aider.» Et il explique son état d’esprit : «La génétique m’a toujours passionné. En psychiatrie, opposer les deux m’a toujours paru incroyable. De même, les médicaments peuvent aider.» Son repère de clinicien ? «Si l’on supprime les symptômes et si on ne s’occupe pas du patient, alors c’est la condition humaine qui disparaît. Si l’on fait disparaître comme aujourd’hui le concept de folie, on fera probablement disparaître les fous avec.»

Comment ne pas être séduit par cette ouverture d’esprit ? Mais comment ne pas être interloqué par le fait que c’est cette psychiatrie-là, attentionnée et hospitalière, hier dominante, qui a perdu ? Aujourd’hui triomphent la contention, les chambres d’isolement et les traitements médicamenteux. «Je suis très pessimiste. En pédopsychiatrie, il y a de plus en plus d’enfants agressifs. On les attache. Il y a des suppressions de postes un peu partout, on n’a pas assez de lits.» Certes, mais comment explique-t-il cet échec ? N’est ce pas aussi le sien ? «La pédopsychiatrie est en voie de disparition. Les politiques n’ont pas joué leur rôle, ils nous ont laissé tomber, ils n’ont pas tenu bon.» Ou encore : «La gauche n’a pas compris la folie. Seul peut-être Rocard se rendait compte que la psychiatrie avait quelque chose à dire sur l’état de notre démocratie.» Mais n’y a-t-il pas une responsabilité des psys dans ce fiasco ? «Evidemment. Ils sont restés trop entre eux. Et d’un point de vue plus théorique, ils n’ont pas compris que, face à la psychose, on ne peut pas rester seul.» Mais il ajoute, aussitôt : «Il y a de mauvais psys, mais la psychanalyse reste une aventure intellectuelle exceptionnelle

Féru de bateau à voile, Pierre Delion a de multiples lieux secrets. Dans sa maison de Lille, on est ébahi par cet étage occupé entièrement par un immense orgue. C’est là qu’il oublie les tourments de l’âme. Son grand plaisir ? Aller en solitaire dans certaines églises et poser ses mains sur les claviers de l’orgue, pour entendre surement une autre musique. Sa femme est pédiatre. Parmi ses trois enfants, l’une est institutrice, l’autre auxiliaire de vie et un troisième neurochirurgien.

Pierre Delion n’a pas de remords. Mais des inquiétudes en série. «Quel pénible moment, nous vivons, lâche-t-il. Les gens n’arrivent pas à être eux-mêmes, ils essayent d’être quelqu’un d’autre pour plaire. Ils se prennent en photo, font des selfies, des faux selfies. C’est le triomphe du narcissisme.»

(1) A Montreuil, le 16 octobre, meeting poétique et politique sur «l’Enfance effacée», à l’initiative du Collectif des 39, à la Parole Errante.

1946 Naissance dans la Sarthe.

1974 Découvre la pédopsychiatrie.

1979 rencontre avec François Tosquelles

2011 Des associations de parents d’enfants autistes dénoncent ses pratiques de packing.

2016 Retraite. Publie Mon combat pour une psychiatrie humaine.

Eric Favereau