article publié dans La Recherche
Plusieurs expériences montrent que les enfants autistes peinent à décoder le monde environnant : son tempo est trop rapide pour eux. D'où l'idée que des désordres perceptifs seraient au coeur du syndrome. Un nouvel espoir émerge : aider les enfants en ralentissant « leur monde ».
L a science-fiction s'inspire parfois de la science mais précède souvent celle-ci. En 1964, Philip K. Dick publiait Glissement de temps sur Mars, où un médecin évoque une nouvelle théorie de l'autisme : « Elle suppose un trouble dans la perception de la durée chez l'individu autiste, de sorte que son environnement est tellement accéléré qu'il ne peut plus l'affronter ; en fait, il est incapable de le percevoir correctement, exactement comme s'il regardait un programme de télévision accéléré, dans lequel les objets fileraient si vite qu'ils en deviendraient invisibles, et dont le son ne serait plus qu'un charabia incompréhensible... » Le monde irait-il trop vite pour certaines personnes atteintes d'autisme, ce trouble du développement qui affecte le langage, la communication non verbale, les interactions sociales et les comportements ? Nos travaux de recherche, menés en collaboration avec différents laboratoires du CNRS à Marseille et à Aix-en-Provence depuis une quinzaine d'années, semblent donner du crédit à cette intuition du romancier.
Mimiques faciales
En 1996, avec Scania de Schonen, de l'université René-Descartes, et Béatrice de Gelder, de l'université de Tilburg aux Pays-Bas, nous avons montré que les aspects des visages les plus difficiles à traiter pour des enfants autistes concernent les mouvements des yeux et des lèvres, et les mimiques faciales émotionnelles.
Posture corporelle
Parallèlement, avec Daniel Mestre et Guillaume Masson de l'université Aix-Marseille, nous avons étudié la perception visuelle des mouvements physiques dans l'autisme avec l'expérience suivante. Des enfants autistes de faible niveau de développement (verbal et moteur) regardaient une scène visuelle animée constituée de cercles concentriques qui se dilataient et se contractaient tour à tour. L'enfant immobile avait ainsi l'impression d'être dans un tunnel qui avance et recule alternativement. Dans une telle situation, un enfant de niveau de développement normal oscille d'avant en arrière de manière synchrone avec le mouvement de l'image. Parfois, il finit même par tomber. Il compense ainsi l'illusion de voir son environnement se déplacer. Dans notre expérience, les enfants autistes oscillaient peu, voire pas du tout. Conclusion : ils ne savent pas utiliser correctement les informations visuelles sur les mouvements de leur environnement pour adapter la posture globale de leur corps [1] .
Ce résultat a été confirmé et précisé : les enfants autistes de faible niveau de développement ont d'autant plus de difficultés à percevoir et à intégrer les mouvements de l'environnement que la vitesse desdits mouvements est rapide. Cela pourrait expliquer en partie les très fréquents troubles moteurs retrouvés dans la population autistique, et leur corrélation avec la sévérité du syndrome.
Puis, en 2001, nous avons fait, un peu fortuitement, une découverte importante : les enfants autistes présentent de relativement bonnes capacités de reconnaissance des mouvements faciaux, émotionnels (joie, tristesse...) ou langagiers (prononciation de voyelles), si on leur montre ces mouvements sur une vidéo à une vitesse deux fois plus lente que la « normale ». Dans la vie courante, un sourire dure en moyenne une seconde. Or dans les séquences filmées que nous avions montées pour notre expérience, il se trouve que le sourire durait deux secondes. Nous avons constaté alors avec étonnement que la plupart des enfants autistes qui ont vu ce film, réussissaient à reconnaître les mimiques faciales au ralenti [2] .
Troubles sensoriels
Ces résultats et d'autres nous ont conduits à proposer dès 2002 le concept de « Malvoyance de l'E-Motion ». De quoi s'agit-il ? Notre hypothèse est que certains déficits des enfants autistes pourraient découler d'un trouble de l'intégration visuo-motrice de tous les mouvements, aussi bien ceux du monde physique que ceux des êtres vivants, qu'ils soient ou non chargés d'émotions [3] . En d'autres termes, l'environnement visuel change trop vite jusqu'à générer parfois chez eux une aversion pour les stimuli trop rapides. Cela expliquerait notamment leur évitement du regard, signe quasi spécifique de l'autisme. Et ces particularités sensorielles entraîneraient en cascade des difficultés à utiliser les informations visuelles dynamiques rapides pour décoder, reconnaître, comprendre et imiter correctement et en temps réel les mimiques faciales et les mouvements corporels d'autrui. De là viendrait leur problème pour interagir socialement de manière synchrone et adaptée avec un interlocuteur.
Plusieurs témoignages d'adultes autistes de « haut niveau », ou atteints du syndrome d'Asperger * , confortent notre approche. Ainsi Temple Grandin, devenue célèbre par ses témoignages, écrit : « Il se pourrait que les problèmes de contact oculaire rencontrés par les autistes résultent en partie d'une incapacité à supporter le mouvement des yeux d'un interlocuteur. Un autiste a raconté qu'il lui était difficile de regarder les yeux de quelqu'un parce qu'ils n'étaient jamais immobiles. » Ces difficultés à percevoir un environnement visuel perpétuellement changeant expliqueraient la propension des personnes autistes à se concentrer sur les détails visuels statiques et à développer des habiletés visuo-spatiales parfois très supérieures à la normale. Elles enregistreraient beaucoup plus de détails statiques dans leur mémoire spatiale. Et cela leur permettrait, par exemple, de réaliser des puzzles très rapidement en se concentrant uniquement sur le contour des pièces.
Ces difficultés expliqueraient aussi un certain nombre de comportements sensori-moteurs répétitifs, destinés à « ralentir » le monde environnant. Donna Williams, une autre adulte autiste, témoigne : « Le changement perpétuel qu'il fallait affronter partout ne me donnait jamais le temps de me préparer... La tension qu'exigeait la nécessité d'attraper les choses au vol pour les assimiler fut le plus souvent trop forte pour moi. Il me fallut trouver un biais pour ralentir les choses afin de m'accorder le temps de négocier avec elles. [...] L'un des procédés qui me permettait de ralentir le monde consistait soit à cligner des yeux, soit encore à éteindre et à allumer alternativement la lumière rapidement... »
Flux sonore
En 2002, avec Jean Massion, directeur de recherche émérite au CNRS, nous nous sommes aussi demandé si les mêmes problèmes existeraient à l'égard des sons et de l'anticipation des mouvements. Premier résultat : sur le plan auditif, le monde sonore semble lui aussi aller trop vite pour les enfants autistes. Avec Véronique Rey, de l'université Aix-Marseille, nous avons en effet montré que certains enfants autistes perçoivent un phonème complexe tel que MNA (constitué de la superposition des phonèmes MA et NA) de manière incorrecte, lorsque celui-ci est présenté en vitesse normale. En revanche, quand la vitesse du flux sonore est deux fois plus lente, le traitement auditif tend à se normaliser. Plusieurs équipes utilisant la magnéto-encéphalographie ont confirmé récemment que certaines personnes autistes décodaient avec peine le langage à cause de la trop grande rapidité du flux de la parole. D'ailleurs, Daniel Tammett, autre adulte autiste célèbre, raconte : « G. parlait très vite et parfois je la trouvais difficile à suivre... D'une certaine façon, la succession rapide des questions avait quelque chose d'intrusif, comme le plic-ploc continu de la pluie sur mon crâne, et il me fallait du temps pour lui répondre. » En fait, un tel trouble du traitement du flux verbal et son amélioration par un ralentissement de la parole ont déjà été démontrés il y a trente ans chez certains enfants dysphasiques et dyslexiques. Or les troubles du langage des jeunes autistes présentent de nombreux points communs avec ceux de ces enfants.
Deuxième résultat : l'anticipation des mouvements pose aussi un problème aux enfants autistes, en partie parce qu'ils utilisent moins bien les informations proprioceptives * que les enfants ordinaires. C'est ce que nous avons mis en évidence avec Christina Schmitz et Christine Assaïante du CNRS à Marseille (lire « Anticiper un mouvement », p. 58).
L'ensemble de ces résultats expérimentaux nous a conduits à élargir le modèle de la malvoyance de l'E-motion, qui concernait uniquement la sphère visuelle. Aujourd'hui, nous proposons que des désordres du traitement spatial et temporel des informations émanant de plusieurs sens sont au coeur de l'autisme [4] . En d'autres termes, certaines personnes autistes n'arriveraient pas à percevoir en temps réel le flux continu rapide d'informations visuelles, auditives et proprioceptives en provenance de leur environnement.
Désynchronisation
Elles intégreraient difficilement et de manière atypique ces informations dans leur propre corps. Incapables d'accorder leur rythme à celui d'un environnement perpétuellement changeant, elles y répondraient souvent avec un temps de latence. La désynchronisation des échanges langagiers, émotionnels et sociaux propre à l'autisme résulterait au moins en partie de ces désordres perceptifs [fig. 1] . Pour s'adapter à un monde dans lequel les changements sont trop rapides pour elle, la personne autiste aura logiquement tendance à vouloir le ralentir, voire l'arrêter, ou le fragmenter spatialement en de multiples détails plus faciles à percevoir et à intégrer.
Ralenti
Comment utiliser ces résultats au bénéfice des personnes autistes ? Tout récemment, avec France Lainé, de l'université McGill à Montréal, nous avons mesuré chez des enfants autistes l'impact d'une présentation ralentie de signaux visuels (mouvements faciaux et corporels) et auditifs (sons, mots, phrases) sur ordinateur. Un logiciel a été spécialement conçu à cet effet par Stéphane Rauzy et Philippe Blache de l'université Aix-Marseille : il ralentit de manière synchrone les signaux visuels et auditifs, sans altérer la fluidité des mouvements, ni l'intelligibilité de la voix. Nous avons utilisé ce logiciel, qui est encore à l'état de prototype, dans un contexte expérimental. Résultat : certains enfants et adolescents autistes, en particulier les plus sévèrement atteints, reconnaissent mieux des mimiques faciales et imitent mieux des gestes faciaux et corporels présentés au ralenti, et ils comprennent mieux les consignes verbales présentées lentement [5] . Chaque enfant autiste semble avoir son propre « tempo perceptif » : les uns ont besoin d'un léger ralentissement, les autres d'un ralentissement plus important.
La prochaine étape consistera à développer ce logiciel et à en mesurer son utilité chez des enfants autistes, lors de sessions répétées de ralentissement. Enfin, à plus long terme, l'idée est d'utiliser le ralentissement dans la vie quotidienne des enfants autistes avec l'espoir de remédier à leurs fonctions altérées.
Bruno Gepner ET Carole Tardif
L'essentiel
- L'ENVIRONNEMENT sonore et visuel change trop vite pour certaines personnes autistes.
- EN DÉCOULENT UNE MAUVAISE COMPRÉHENSION du langage verbal et corporel d'autrui, donc des difficultés d'interaction.
- UN LOGICIEL en cours de développement, qui ralentit le son et l'image, pourrait les aider.
Anticiper un mouvement
Dans la tâche dite du « garçon de café » (par allusion au plateau que celui-ci porte sur sa main), le sujet doit soulever un poids fixé à son poignet par un aimant, ce qui génère chez lui une perturbation de la posture de son avant-bras. Afin d'anticiper le mouvement nécessaire pour minimiser cette perturbation, le sujet doit d'abord évaluer rapidement le poids à soulever, puis construire une représentation mentale de cette perturbation posturale.
Dans ce type de tâche, les enfants autistes arrivent à compenser la perturbation posturale, mais au prix d'un ralentissement du mouvement. Cela serait lié à une altération de leur proprioception*, c'est-à-dire à un défaut de perception de la nature du poids à soulever et des perturbations mécaniques que ce geste va engendrer.
Ces altérations dans le traitement des informations proprioceptives pourraient expliquer un certain nombre de difficultés motrices et sensori-motrices chez les enfants autistes, par exemple une certaine maladresse et des difficultés d'ajustements et d'anticipation des gestes.