Journal " De standaard" - Samedi 3, dimanche 4 décembre 2011, p. 21-22.
La psychanalyse est-elle une pseudoscience dangereuse ?
Le front antifreudien
Joël De Ceulaer
En France, une violente bataille juridique s’est engagée autour d’un documentaire dans lequel un certain nombre de psychanalystes de renom parlent avec assurance. Dans notre pays aussi, la lutte concernant l’héritage de Freud n’est pas encore tout à fait terminée.
Ce sont des journées de haute tension pour Sophie Robert. Jeudi prochain, la journaliste française entendra du juge à Lille si son documentaire Le Mur sera oui ou non interdit. Trois des psychanalystes qu’elle a interviewés, exigent cette interdiction parce qu’ils estiment que Robert a découpé et composé leurs propos de façon à les rendre ridicules. Robert réfute ces accusations et dit que toutes ces déclarations sont représentatives de la psychiatrie française d’aujourd’hui. « J’ai tout simplement fait mon travail » dit Robert. « Si le juge me condamne, c’est la fin de la liberté de la presse. Alors il ne m’est plus possible de travailler. Et du coup ce sera aussi la fin du débat sur la psychanalyse. Car c’est, bien entendu, ce que veulent ces psychiatres : rendre le débat impossible ».
Le Mur dure cinquante minutes et est actuellement facile à trouver — depuis dailymotion.com à youtube.com. Le documentaire est entièrement consacré à l’autisme, plus précisément à la façon dont les psychiatres français le traitent. Selon Robert, ceux-ci sont en retard de quarante ans. Elle est soutenue dans cette thèse par l’Association Autistes sans Frontières, qui proteste déjà depuis longtemps contre la manière dont les psychanalystes conçoivent l’autisme. « L’interdiction du documentaire est “une fatwa” », dit la présidente Delphine Piloquet. « La grande force du Mur est que toutes ces affirmations révoltantes sont faites par des psychanalystes eux-mêmes ».
Les psychiatres qui apparaissent dans Le Mur, parmi lesquels aussi le Belge francophone Alexandre Stevens, semblent ignorer totalement ce que la recherche scientifique a montré : l’autisme est un trouble du développement qui est l’objet d’études de recherches neurologiques. Même un non-expert voyant ce documentaire ne peut qu’être ébahi devant la vision nébuleuse, brumeuse, que présentent des psychanalystes de renom — une vision qui renvoie au penseur légendaire Jacques Lacan.
Résumé brièvement : l’autisme est, selon eux, une psychose qui apparaît chez un nourrisson qui se referme sur lui-même pour se protéger contre l’invasion du monde extérieur. C’est surtout la mère qui porte une lourde responsabilité : l’enfant court un risque important de devenir autiste si elle est trop froide ou trop distante, ou si elle souhaite la mort de son bébé au cours de la grossesse. Ou encore des choses de ce genre. « Bah, dit en riant le psychologue belge Jacques Van Rillaer, professeur émérite à l’UCL, n’essayez pas de comprendre, c’est inutile. J’ai moi-même été lacanien et j’ai passé des milliers d’heures à chercher à comprendre. Et cela ne m’a pas réussi. En définitive c’est très triste. Je me souviens encore du temps où je voyais les parents d’enfants autistes quasi comme des malfaiteurs. Quant à ce que j’avais appris à cette époque de gens comme Lacan, c’était pour moi le catéchisme.
Un enfant dénié
Selon Jacques Van Rillaer, le film de Sophie Robert est assurément représentatif de l’état de la santé mentale en France. « Il y a dans ce pays encore plus de cinq mille analystes lacaniens, parmi lesquels des centaines ont été formés par Lacan lui-même. Mais une bonne partie d’entre eux n’a même jamais étudié la médecine ou la psychologie. En Belgique aussi l’influence de Lacan est encore très forte. Il y a une série de psychiatres et de psychologues qui ont reçu une formation à Paris, à L’Ecole de la Cause Freudienne, dirigée par le gendre de Lacan ». Van Rillaer trouve que ces psychanalystes forment une sorte de secte. « Je les compare à des Musulmans fondamentalistes. Bien évidemment ils ne sont pas aussi dangereux, mais ils sont presque aussi fanatiques. Et ils continuent à raconter les choses les plus folles. Les théories de Lacan sont basées sur le langage. Lacan disait que les jeux de mots sont “la clé de la psychanalyse”. J’ai connu un lacanien qui a dit à une femme qu’il n’était pas étonné que son fils avait des problèmes : elle l’avait appelé Denis. Selon cet analyste, en lui donnant ce nom, elle avait laissé entendre inconsciemment qu’elle n’avait pas désiré son fils, qu’elle l’avait déni-é. Si vous allez en thérapie chez des gens comme cela et que vous souffrez d’un véritable problème, vous courez assurément le risque de voir votre problème se compliquer.
Le psychanalyste Alexandre Stevens qui, avec deux collègues français, a introduit une plainte contre Sophie Robert, dirige dans le Hainaut un Centre résidentiel pour des enfants ayant des problèmes psychosociaux : Le Courtil. Hélas, malgré des tentatives répétées, il nous a été impossible d’obtenir de lui une réaction pour le présent article. Nous avons réussi à avoir deux fois en ligne, longuement, la psychologue flamande Nathalie Laceur, qui travaille au Courtil et qui connaît donc très bien Stevens. Mais elle aussi refuse de réagir : elle ne veut rien dire sur Le mur, ni sur le procès, ni même sur les critiques générales faites depuis longtemps à la psychanalyse.
En fait, ce conflit fait rage depuis longtemps. Au cours du XXe siècle, la psychanalyse, élaborée par Sigmund Freud il y a cent ans, a éclaté en une diversité d’Ecoles. Chacune avec son maître à penser — les noms les plus importants étant Alfred Adler, Carl Gustav Jung, Mélanie Klein et bien sûr : Jacques Lacan.
Que ces penseurs aient aujourd’hui encore tellement d’impact dans des cercles académiques, exaspère des gens comme Griet Vandermassen, philosophe et membre de Skepp, le Cercle d’étude pour l’évaluation critique des pseudosciences et du paranormal. Récemment encore, dans la revue de la pensée laïque De Geus, elle a publié un article très critique sur Freud et ses disciples. Elle y évoquait un sujet de discorde au sein de l’université de Gand. Il y a d’un côté des philosophes comme Vandermassen, Johan Braeckman et Maarten Boudry. Se trouve de l’autre côté notamment l’auteur et professeur Paul Verhaeghe, qui dirige une unité de psychanalyse et de consultation psychologique à la faculté de psychologie.
Conflits entre professeurs
Le débat est actuel. Un de ces jours doit paraître dans le Moniteur une offre d’emploi de chercheur pour l’unité de Verhaeghe. On cherche explicitement quelqu’un qui a l’expérience de la recherche empirique dans le domaine de la psychothérapie. Ceci suscite des résistances chez les sceptiques. « La psychanalyse était dès le départ une pseudoscience, écrit Vandermassen dans le numéro de septembre de De Geus. S’en tenir à ce cadre de pensée apparaît de plus en plus absurde lorsqu’on est informé de la croissance rapide des connaissances scientifiques sur le fonctionnement mental des humains et que l’on sait, par ailleurs, ce que la critique historique a dévoilé sur la manière dont Freud a travaillé. Freud a des mérites. C’était un excellent raconteur d’histoires et un écrivain doué. Il a contribué à répandre l’idée que nous ne sommes pas aussi rationnels que nous le croyons et il a fait de la sexualité un sujet moins tabou. Il a popularisé la thérapie verbale — mais ce n’est pas lui qui l’a inventée — et il a un grand impact culturel. Tout ceci ne signifie pas que sa théorie est valide. »
D’ailleurs ce n’était guère possible, écrit Vandermassen : « Le manque d’intégrité scientifique de Freud est saisissant. Il ne modifiait jamais ses théories en fonction de critiques ou de réfutations, mais seulement quand bon lui semblait. Les disputes internes n’étaient pas résolues par des débats, mais par des scissions. Aujourd’hui encore, la psychanalyse se caractérise par des luttes internes et des divisions ». Et du point de vue scientifique, elle laisse à désirer : « Il n’y a pas de développement d’hypothèses, pas de mises à l’épreuve expérimentale, pas d’utilisation de groupes de contrôles ».
Les psychologues, mais aussi les philosophes et les autres universitaires qui continuent à prendre au sérieux la psychanalyse doivent prendre la peine de réfléchir à ceci, conclut Vandermassen : « Une formation universitaire doit apprendre aux étudiants comment se défendre contre la pensée pseudoscientifique au lieu de l’encourager. Il faut enseigner aux étudiants comment démasquer les pseudosciences au lieu de les y plonger avec insistance ».
Paul Verhaeghe, connu notamment pour son livre, récemment paru, Het einde van de psychotherpie [La fin de la psychothérapie], a répondu par un article dans le numéro de novembre de De Geus, qu’il a signé avec deux jeunes collègues : « Les critiques formulées à l’encontre de la psychanalyse sont de l’ordre d’un préjugé et non de l’ordre de la critique scientifique ». Verhaeghe estime que des sceptiques comme Vandermassen forment un chœur de personnes prévisibles et mal informées : « Ce qui n’est pas clair, c’est si les membres de ce chœur ont une quelconque expérience clinique et/ou s’ils ont eux-mêmes réalisé des recherches empiriques. Le degré de simplisme et d’arguments bancals qu’avancent les critiques flamands de la psychanalyse ne nous rendent pas nostalgiques des cours de logique de leurs prédécesseurs, mais nous font retourner avec bonheur à l’œuvre de Leo Apostel et à la façon dont il a pu réserver une place à la psychanalyse dans la philosophie d’aujourd’hui ».
« Efficacité démontrée »
Renseignements pris, on apprend que Paul Verhaeghe n’est pas combattu au sein de la faculté de psychologie. Hors enregistrement, on vous fait tout de même cette critique qu’un psychanalyste parmi des psychologues est comme un astrologue parmi des astronomes. Mais personne ne vous le dit tout haut. Et l’estime paraît plus importante que la critique. Ceux qui travaillent dans l’unité de Verhaeghe doivent — comme tout universitaire — être capables de mener des recherches empiriques qui répondent aux critères de la méthode scientifique. Celui qui ne parvient pas à publier dans des revues de haut niveau n’est plus pris au sérieux. Verhaeghe est considéré comme l’homme qui a réussi, à l’université de Gand, à faire de la psychanalyse une discipline empirique.
Autrefois, dans les années septante et quatre-vingts, les tensions entre les psychologues gantois étaient parfois très vives, se rappelle le professeur émérite André Vandierendonck. « Le professeur Julien Quackelbeen était un vrai lacanien », raconte-t-il. « A cause de lui, la psychanalyse est restée longtemps le cadre de pensée dominant à Gand. Je partage les critiques de philosophes comme Griet Vandermassen. Du point de vue scientifique elle a parfaitement raison : la psychanalyse est une pseudoscience. Pendant longtemps, il n’était pas permis de tester les idées de Freud. Le maître avait toujours raison. Avec Lacan, c’était encore bien pire. L’homme racontait du pur non-sens, ses théories étaient réellement néfastes. Ceci a donné lieu, dans les années septante et quatre-vingts, à beaucoup de tensions au sein de la faculté ».
Aujourd’hui ce n’est plus le cas, dit Vandierendonck. « Je comprends parfaitement que des personnes se demandent si la psychanalyse a encore sa place dans une faculté de psychologie. En même temps, je suis convaincu que la faculté a toujours le souci de voir si l’on fait correctement du travail scientifique. Verhaeghe est l’homme qui a mis ce processus en route. Son unité a beaucoup évolué ».
Tout de même, c’est un bien petit monde que celui de la psychanalyse. Ainsi Nathalie Laceur ne travaille pas seulement chez Alexandre Stevens au Courtil, elle est également assistante pour des travaux pratiques dans l’unité de Paul Verhaeghe — mais sur ce point elle préfère ne rien dire au téléphone.
Paul Verhaeghe veut bien nous recevoir. Il ne veut pas réagir au film « Le Mur » (« Je n’ai pas vu le film »), il ne veut pas davantage parler du traitement de l’autisme (« ce n’est pas ma spécialité »), mais il veut bien encore réagir aux critiques incessantes des sceptiques. « Pour commencer, dit-il, “la” psychanalyse ça n’existe pas. De plus, je pense pouvoir faire moi-même de meilleures critiques à Freud que celles que font des gens comme Vandermassen. Dans mon unité, on fait des recherches qui paraissent dans des revues de haut niveau. L’efficacité de la psychanalyse a déjà été plusieurs fois démontrée. Malgré tout, il y a encore des personnes qui attaquent Freud de façon infantile. C’est une tarte à la crème ».
Selon Verhaeghe, un glissement de paradigme s’est opéré en psychologie au cours de la décennie passée : « Le modèle de la psychologie clinique a été remplacé par le modèle des sciences du comportement ». Avec toute une série de conséquences, dit-il : on utilise à tort et à travers des étiquettes — songez seulement à l’épidémie du trouble déficit de l’attention avec hyperactivité — et l’impact de l’industrie pharmaceutique sur la santé mentale est énorme. « Je propose que ces philosophes moralistes protestent plutôt contre cela », dit-il en ricanant. « En fin de compte, c’est ça leur mission ».
Du divan au prozac
Autrefois tout le monde passait par le divan. Aujourd’hui tout se monde se met au prozac. Sur ce point, Walter Vandereycken, psychiatre et professeur à l’université de Leuven [université de Louvain flamande], donne raison à Verhaegen sur un point. « Depuis des années, il y a en effet une lutte entre le courant psychanalytique et les sciences cognitives du comportement », dit l’auteur de Psychiaters te koop [Psychiatres à vendre], le livre dans lequel il dénonce l’impact de l’industrie pharmaceutique. « Mais en Flandre cette lutte appartient en grande partie à des temps révolus. Les sciences du comportement sont surtout une tradition anglo-saxonne. Cela explique que c’est surtout le monde francophone qui se cramponne à la tradition psychanalytique. En France, on n’a pas été capable ou on n’a pas voulu suivre ces chercheurs anglophones. »
« A cela il faut ajouter, dit Vandereycken, que la psychanalyse séduit fort les jeunes, parce qu’elle fournit un cadre de référence attrayant. Elle donne à penser, et pas seulement au psychologue. Vous trouvez chez des auteurs comme Freud et Lacan comme toute une vision du monde. Vous entendez parfois des étudiants dire que la thérapie comportementale a moins de profondeur ».
Selon Vandereycken, les parents flamands ne courent plus le risque d’entendre des psychiatres leur faire endosser la responsabilité de l’autisme de leur enfant. « Chez nous, fort heureusement, c’est devenu impensable. »
Si la France est prête à un renouvellement et à des formes de psychothérapie fondées scientifiquement, c’est ce que l’on le verra après le jeudi 8 décembre à Lille, quand le juge aura prononcé son jugement sur Le Mur de Sophie Robert. Comme il est absurde qu’un juge semble devoir prendre parti, indirectement, dans une dispute scientifique : en plus de la question de la liberté de la presse, toute une vision du monde est en jeu.
Traduction : Jacques Van Rillaer
http://autisteenfrance.over-blog.com/article-article-dans-le-meilleur-journal-belge-de-standaard-91162000.html