Martin Seligman : de la psychanalyse à la psychologie positive
Par Jacques Van Rillaer
Le professeur Seligman doit sa vocation de psychologue à la lecture de Freud. Ses études universitaires lui ont fait comprendre la faiblesse méthodologique du freudisme et l’ont motivé à devenir chercheur en psychologie scientifique. Parmi ses nombreux travaux, nous évoquons ici des expérimentations sur la dépression et sa contribution au courant de la psychologie dite “positive”.
L’analyse statistique des noms des psychologues du XXe siècle cités dans les publications universitaires de psychologie (revues et manuels) montre que Seligman occupe la 13e place [1]. Sa carrière est une longue série de réussites dans la recherche expérimentale (il a publié près de 200 articles dans ce domaine), l'enseignement (il a dirigé durant 14 ans le programme de formation des psychologues cliniciens à l’université de Pennsylvanie, puis a dirigé le Centre de psychologie positive dans la même université), la rédaction d’ouvrages pour psychologues (notamment, avec David Rosenhan, un excellent manuel de psychopathologie), la publication de livres pour le grand public (plus d’une dizaine, dont plusieurs devenus des best-sellers). C’est avec raison que son nom est apparu sur la couverture de grands magazines comme Time, New York Times ou Newsweek.
Une vocation de psychologue née de la lecture de Freud
Seligman est né en 1942 à Albany (Etat de New York). Sa vocation de psychologue lui est venue durant l’adolescence, à la suite de la lecture des Leçons d’introduction à la psychanalyse de Freud. Il raconte : “Quand je parvins au passage où il parle de ceux qui rêvent souvent de perdre leurs dents, j'eus comme une révélation. Ces rêves avaient aussi été les miens! Son interprétation me laissa d'ailleurs bouche bée. Pour Freud, il s'agissait d'un symbole de castration et de l'expression de la culpabilité que l'on ressent par rapport à la masturbation. Je me demandais comment il pouvait si bien me connaître... J'étais à mille lieues de penser que, pour produire ce déclic chez le lecteur, Freud avait profité de la coïncidence de la fréquence, au cours de l'adolescence, des rêves portant sur les dents et de ce phénomène plus courant encore à cet âge qu'est la masturbation. Plausible, intrigante, l'explication recelait la promesse alléchante de révélations ultérieures. Ce fut alors que je décidai de consacrer ma vie à des interrogations comme celles de Freud” [2].
Le revirement
Seligman a fait des études de philosophie à l’université de Princeton. Il a alors compris que “Freud avait soulevé de bonnes questions”, mais que sa méthode — “tirer des conclusions extrêmes de quelques cas isolés” — était inadéquate: “J'en étais venu à penser que seule l'expérimentation permettrait à la science de démêler les causes et les effets en jeu dans des problèmes affectifs et ensuite d'y remédier” [2].
De 1964 à 1965, il étudie la psychologie à l'université de Pennsylvanie. Il s’y passionne pour la psychologie expérimentale et obtient son doctorat en 1967. Après avoir enseigné trois ans à l'université Cornell, il revient à l'université de Pennsylvanie, au département de psychiatrie, là où le déjà célèbre Aaron Beck, lui aussi revenu de la pratique et des paralogismes du freudisme, élaborait la “thérapie cognitive”. Seligman y acquiert une formation de clinicien. Comme Beck, il s'intéresse particulièrement à la dépression. En 1971, il est nommé professeur à l'université de Pennsylvanie. Il y fera toute sa carrière.
Des expériences sur le conditionnement de l’impuissance
Seligman a étudié, pendant plusieurs années, un processus qui s’observe dans le monde animal et chez les humains à travers une large variété de situations: l’attitude passive adoptée à la suite de la répétition de comportements qui n’ont pas abouti à un résultat intensément désiré (gratification ou réduction de souffrance). Il appelle ce processus helplessness, mot traduit par impuissance, détresse, résignation, incapacité à s’en sortir, sentiment d’inefficacité. Le bilan de ces recherches se trouve dans son livre Helplessness (1975). Une édition remaniée est parue environ 20 ans plus tard [4].
L’expérience paradigmatique sur ce processus a été publiée par Seligman en 1967. Elle se déroule en deux phases, avec trois groupes de huit chiens. Les animaux, maintenus dans un harnais, apprennent à faire cesser des chocs électriques en appuyant le nez sur une plaque. Ils font ainsi l’expérience de leur capacité à contrôler une situation pénible. D’autres chiens sont appariés aux 1ers : ils endurent très précisément les mêmes chocs que ceux subis par les chiens du premier groupe au cours de leur apprentissage, mais ils n’ont aucun pouvoir d’agir sur les chocs. Un 3e groupe de chiens (groupe “témoin”) ne subissent pas cette 1ère étape de l’expérimentation.
La 2e phase de l’expérience a lieu 24 heures plus tard. Chaque animal est placé dans une “cage d’échappement” (shuttle box), un dispositif qui comprend deux compartiments, A et B. En A, le plancher permet d’administrer des chocs électriques. En B, l’animal ne subit jamais de chocs. Une barrière, pas très difficile à franchir, sépare les compartiments.
L'équipe de l'université de Pennsylvanie a réalisé un grand nombre d'expériences sur ce modèle, avec des animaux différents (chats, rats, pigeons) et en faisant varier plusieurs paramètres de la situation. Ainsi, les chercheurs ont constaté par exemple que des animaux soumis longtemps à des chocs incontrôlables peuvent devenir durablement passifs.
Dépressions chez l’animal et chez l’homme
Les animaux rendus sévèrement helpless présentent de nombreuses analogies avec des humains déprimés. Dans les deux cas, on observe une réduction sensible des comportements actifs, efficaces, et un ralentissement psychomoteur. Les conduites compétitives, l'appétit, l’activité sexuelle et autres activités agréables diminuent. Au plan physiologique: diminution des catécholamines et augmentation de l'activité cholinergique. Un trait essentiel de la dépression chez l'être humain est la tristesse ou le désespoir. Pour autant qu'on puisse en juger, c'est aussi le cas des chiens qui ont souffert sans possibilité de réagir.
Il y a évidemment des différences substantielles entre les dépressions chez les humains et chez les animaux. Un homme peut déprimer parce qu'il est perfectionniste, parce qu'il s'impose des normes irréalistes. Il peut déprimer pour des questions d'honneur, par suite de culpabilité, de honte ou parce qu'il rumine l'idée qu'il est, fondamentalement, dépressif et se convainc qu'il est en train de rechuter [5]. Toutefois, si l'on prend du recul, on constate un facteur causal commun à un grand nombre de dépressions psychogènes (nous laissons ici de côté les dépressions endogènes, dont l'étiologie est essentiellement physiologique): l'impuissance à contrôler des événements pénibles comme on le voudrait. Chez l'animal, c'est essentiellement l'environnement qui joue. Chez l'être humain, ce sont à la fois des circonstances et des croyances relatives à ce qui devrait être.
Une réfutation de la théorie freudienne de la dépression
Ces observations permettent une mise en question de la théorie freudienne de la dépression. Seligman écrit : “Les patients déprimés ne manifestent pratiquement plus d’hostilité envers les autres. Ce symptôme est à ce point frappant que Freud et ses disciples en ont fait la base de leur théorie psychologique de la dépression. Freud croyait que lorsqu’un objet aimé est perdu, le déprimé éprouve de la colère et retourne cette colère libérée contre lui-même, étant donné que celui qui l’a ‘abandonné’ n’est plus là pour endurer la plus grande part de l’hostilité. Cette hostilité introjectée cause la dépression, la haine de soi, les souhaits de suicide et, évidemment, ce symptôme caractéristique de manque d’hostilité envers l’extérieur. Il n’y a malheureusement guère de faits observables qui confirment cette théorie. La théorie est à ce point éloignée de données observables qu’il est presque impossible de la tester directement. On pourrait supposer qu’on puisse le faire par des observations sur les rêves. Selon la théorie psychanalytique, l’hostilité réprimée du déprimé devrait se libérer dans des rêves. En réalité, les rêves des déprimés, comme leur vie éveillée, sont exempts d’hostilité. Même dans les rêves, ils se voient comme des victimes passives et des perdants (Beck & Hurvich, 1959 ; Beck & Ward, 1961). […] L’agressivité n’est qu’une réponse du système volontaire qui se trouve minée par la croyance d’être sans pouvoir” [6].
Notons que, conformément à l’usage de son époque, Freud écrivait “mélancolie” là où on écrirait aujourd’hui “dépression”. Il parlait de “sadisme” et de “haine” plutôt que d’“hostilité”: “L’auto-tourment (Selbstquälerei) de la mélancolie, indubitablement riche en jouissance, signifie, tout à fait comme le phénomène correspondant de la névrose de contrainte [7], la satisfaction de tendances sadiques et de haine qui concernent un objet et ont, sur cette voie, subi un retournement sur la personne propre” [8].
Des expériences d’efficacité pour sortir de la dépression
Après avoir provoqué un état de passivité ou de dépression chez des chiens, Seligman a cherché comment on peut y remédier. La 1ère tentative a consisté à replacer des chiens “helpless” dans le compartiment A de la cage d’échappement, mais sans la barrière entre A et B. Les animaux n’ont guère bougé. Ensuite, Seligman s’est placé au bout du compartiment B et a appelé les chiens. Les animaux sont demeurés tout aussi inactifs. La 3e tentative a consisté à affamer les chiens et à les mettre ensuite dans le compartiment A, d’où ils pouvaient percevoir du salami placé en B. Cette séduction est restée sans effet.
Une 4e procédure a eu un effet thérapeutique : pousser l’animal à faire des expériences d’efficacité. Dans une cage sans barrière, les expérimentateurs ont tiré les chiens avec une laisse depuis A jusqu’en B. Durant les premiers essais, les animaux se laissaient traîner et quelques-uns faisaient même de la résistance. Après 25 à 200 répétitions de la procédure selon les chiens, tous sont passés de leur propre initiative de A en B. C’est alors qu’une barrière entre A et B a été placée. D’abord petite, sa hauteur a été progressivement augmentée jusqu’à devenir la barrière que les chiens “non helpless” avaient appris à franchir sans difficulté. Cette fois, tous les animaux ont réussi l’apprentissage.
Cette procédure avait déjà son équivalent dans la panoplie des psychothérapies. À l’époque, des comportementalistes utilisaient avec succès des traitements par tâches graduées, appelés “activation comportementale”. Les patients étaient invités à définir avec le thérapeute des activités réalisables, puis ils les hiérarchisaient selon le degré de difficulté et ils commençaient par effectuer les tâches les plus faciles, de manière à retrouver petit à petit un sentiment d’efficacité et d’estime de soi. Les expériences de Seligman constituent un modèle simplifié de cette thérapie. Elles n’en sont pas moins instructives.
Immuniser contre les épreuves
Une petite proportion des chiens que Seligman a soumis à des chocs non contrôlables ne sont pas devenus apathiques. Une question de tempérament? Des expériences montrent que des chiens et des rats, qui ont contrôlé à de multiples reprises des situations aversives, résistent mieux que d’autres lorsqu’ils subissent par la suite des décharges non contrôlables. Les animaux qui ont enduré des chocs incontrôlables sans “immunisation comportementale” préalable, mais aussi ceux qui ont vécu en laboratoire à l’abri d’événements pénibles résistent moins bien aux épreuves. On retrouve ici des analogies avec le monde humain: les individus qui ont subi, dans leur enfance, des traumatismes (p.ex. la mort d’un ou des parents) sont prédisposés à déprimer, mais ceux qui ont été élevés comme des enfants gâtés, sans avoir dû faire des efforts pour affronter des situations difficiles, sont également démunis. Les individus qui résistent le mieux aux épreuves de la vie sont ceux qui ont rencontré de sérieuses difficultés qu’ils ont appris à surmonter.
La “psychologie positive”
Dans les années 1990, l’essentiel des recherches de Seligman a porté sur la prévention de la dépression et les conditions psychologiques d’une vie plus heureuse.
Durant le XXe siècle, la psychologie était “pathocentrée”, elle était focalisée sur les troubles psychologiques. Peu de psychologues s’étaient employés à favoriser l’optimisme, l’amabilité, la générosité et d’autres comportements qui font une vie de qualité. En 1998, quand Seligman devient président de l’Association américaine de Psychologie, il va donner une nouvelle impulsion en popularisant le concept de “psychologie positive”. Il entend par là l’étude scientifique des conditions psychologiques d’une “vie pleine” (full life) ou, du moins, d’une vie relativement heureuse et ayant du sens. Certes, des auteurs avaient déjà parlé de “développement du potentiel humain” et de thèmes apparentés, mais la plupart n’avaient guère eu le souci de vérifier systématiquement leurs belles théories et les résultats de leurs interventions.
Seligman ne cherche pas à vendre des recettes de bonheur en tenant des discours humanistes et en racontant des histoires édifiantes. Il teste la valeur de procédures en les soumettant aux règles de la vérification empirique qu’on utilise pour évaluer les traitements médicaux et les psychothérapies.
L’objectif majeur de la “psychologie positive” est d’aider les intéressés à construire une vie heureuse par des “interventions positives” plutôt que par une focalisation sur des dysfonctionnements psychologiques et une analyse interminable d’événements du passé. Seligman écrit : “Une des deux découvertes les plus significatives qu'ait faites la psychothérapie, en cent ans, est que les réponses satisfaisantes aux grands ‘pourquoi?’ sont fort difficiles à trouver ; peut-être que, d'ici cinquante ans, les choses auront changé et peut-être que non. […] Soyez sceptique, même envers vos expériences qui vous paraissent significatives. Quand vous retrouvez la furie ressentie le premier jour de la maternelle, ne vous imaginez pas que vous avez découvert la source de votre terreur constante de l'abandon. Les liens de causalité ne peuvent être qu'illusoires et l'humilité s'impose. L'autre découverte significative résultant de tous les efforts psychothérapeutiques est que les changements sont à notre portée tout au long de l'âge adulte. Alors, même si le pourquoi de ce que nous sommes demeure un mystère, la manière de nous changer n'en est plus un” [9].
Les procédures testées se rapportent principalement à trois conditions du bien-être psychologique: savoir générer des émotions agréables, s’engager dans des activités gratifiantes et valorisantes, se dépasser en se mettant au service d’une cause ou d’“institutions positives”, comme la famille, une communauté ou un parti politique.
Des exemples de comportements inducteurs de bien-être dont Seligman a évalué l’effet sont: apprendre à savourer davantage des activités quotidiennes ; pardonner une offense en écrivant une lettre ou en arrangeant une rencontre ; exprimer sa gratitude à quelqu’un, à qui on ne l’avait jamais fait ; identifier ses points forts et les développer dans de nouvelles situations ; consacrer du temps à une activité altruiste.
La majorité des êtres humains ont tendance à être attentif à des événements “négatifs” [10]. L’exercice “Les trois bonnes choses” inverse cette tendance. Chaque soir, avant de se coucher, on met par écrit trois événements qui se sont bien passés durant la journée, et pourquoi il en a été ainsi. Des recherches empiriques montrent qu’à prendre au sérieux cet exercice tout simple, on devient plus attentif à des éléments positifs de la vie quotidienne. Le degré de dépressivité diminue chez des personnes modérément déprimées [11].
Pour en savoir plus sur l’œuvre de Seligman :
Seligman, M. (2008) La force de l’optimisme. Trad., InterEditions, 288 p.
Seligman, M. (2011) La fabrique du bonheur. Trad., InterEditions, 368 p.
Pour un exposé documenté et rigoureux sur la psychologie positive :
Shankland, R. (2014) La psychologie positive. Dunod, coll. Psycho Sup, 2e éd., 2014, 244 p.
Présentation : http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2326
Site recommandé sur la psychologie positive : http://www.psychologie-positive.net
Deux sites pour d’autres publications de J. Van Rillaer sur la psychologie, la psychopathologie, l'épistémologie, les psychothérapies, les psychanalyses, etc.
1) Site de l'Association Française pour l'Information Scientifique:
www.pseudo-sciences.org
2) Site de l'université de Louvain-la-Neuve
1° Taper dans Google : Moodle + Rillaer + EDPH
2° Cliquer sur : EDPH – Apprentissage et modification du comportement
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[1]Haggbloom, S. et al. (1999) The 100 most eminent psychologists of the 20th century. Review of General Psychology, 6 : 135-152.
[2] Apprendre l'optimisme. Paris : InterEditions, 1994, p. 28s.
[3] Ibidem, p. 29.
[4] Peterson, C., Maier, S. F. & Seligman, M. (1993) Learned Helplessness : A Theory for the Age of Personal Control. Oxford University Press, 370 p.
[5] Sur le rôle, souvent très important, des ruminations dans la dépression, voir : “Les ruminations mentales : fonctions, dysfonctionnements, traitements” — http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2723
[6] Seligman, M. (1975) Helplessness. Freeman, p. 89.
[7] Au lecteur non spécialisé, je signale que “névrose de contrainte” (Zwangsneurose) correspond à ce qu’on appelle aujourd’hui “trouble obsessionnel-compulsif”.
[8] “Deuil et mélancolie” (1917) Trad., Œuvres complètes, PUF, XIII, p. 272.
[9] Changer, oui, c’est possible. Éditions de l’Homme, 1995, p. 363. Noter que le titre de la traduction est trompeur. Dans What you can change and what you can’t (1993), Seligman fait le point des connaissances sur le degré de difficulté de changer différents types de changement et sur les méthodes les plus efficaces pour changer… lorsque c’est possible.
[10] C’est vrai pour les perceptions, les souvenirs et les anticipations. Pour une revue de recherches : Baumeister, R.F., Bratslavsky, E. & Finkenauer, C. (2001) Bad is stronger than good. Review of General Psychology, 5 : 323-370.
[11] Seligman, M., Steen, T., Park, N. & Peterson, C. (2005) Positive psychology progress. Empirical validation of interventions. American Psychologist, 60 : 410-421.