Etait-ce possible de ne rien voir ? Ou plutôt de ne rien dire ? Comment se fait-il que l’Agence régionale de santé (ARS), dont c’est la fonction, et la Haute Autorité de santé (HAS), qui y a mené plusieurs missions, soient passées au travers ?

Depuis des mois, des années, le Centre psychothérapique de l’Ain, seul hôpital psychiatrique du département, fait vivre dans des conditions inhumaines une grande partie de ses patients, hors de toute légalité, hors de toute justification thérapeutique. Le personnel soignant, comme le personnel médical, a vu et participé à ces pratiques. Depuis des années, des missions d’évaluation et d’accréditation ont été ordonnées, mais aucune n’a réagi. Pour qu’Adeline Hazan, la contrôleure générale des lieux de privation de liberté, lance un emission, il a fallu attendre le courrier envoyé par la famille d’une patiente attachée depuis plus d’un an à son lit sans que ses proches ne puissent la voir. La semaine dernière, donc, bousculant les habitudes de travail de sa structure, la contrôleure a rendu public, avant même la rédaction de son rapport, des recommandations très fermes sur le centre psychiatrique de Bourg-en-Bresse, décrivant une situation insupportable.

Aveuglement

Libération, Adeline Hazan explique : «Je suis sidérée que l’Agence régionale de santé, que la Haute Autorité de santé, que les différentes commissions départementales, toutes ces structures qui sont venues ces dernières années, voire pour certaines ces dernières semaines, n’aient pas observé ce que notre mission a vu. Et qu’elles n’aient en tout cas pas réagi. Cela me laisse sans voix.» Un aveuglement qui pose au moins autant de questions que la situation elle-même.

Le constat, d’abord, est peu banal. «Notre mission a vu des pratiques attentatoires aux droits de l’homme. Nous n’avions jamais vu cela, détaille Adeline Hazan. Des pratiques centralisées, honteuses, et choquantes.» En clair, pas un acte isolé mais, aux dires de la contrôleure, une dérive systématique, organisée : «Une pratique de maîtrise et de contrôle des faits et gestes des patients d’autant plus singulière qu’elle est appliquée avec une rigueur exceptionnelle», dénonce-t-elle.

Ainsi, pour chaque patient, se tenait un cadre de soins intégrant les interdits, le tout formalisé au cas par cas par un document standardisé intitulé «prescription de restriction de liberté d’aller et venir». Interdiction de sortir, de fumer (ou alors une demi-heure par jour), interdiction de communiquer aussi. Le tout avec «un recours à l’isolement et à la contention utilisé dans des proportions jamais observées jusqu’alors et non conforme aux règles communément appliquées». En somme, on enfermait et on attachait. «Outre ceux placés en chambre d’isolement, de nombreux patients hospitalisés dans les unités de "soins de suite" sont enfermés dans des chambres ordinaires, note la contrôleure. Nous avons constaté que cet enfermement, qui dépasse souvent vingt heures par jour, pouvait être prolongé pendant plusieurs mois. Il peut s’y ajouter une contention au lit ou au fauteuil jusqu’à vingt-trois heures par jour, pour certains patients pendant des mois également, voire des années.»

Certains jours, 35 patients sont contenus sur leur lit. Dans l’une de ces unités, une personne est isolée, attachée, depuis une date indéterminée. «Chacun des soignants interrogés sur le début de cette mesure, dont certains sont en poste dans l’unité depuis plusieurs années, a répondu n’avoir jamais vu cette personne ailleurs que dans la chambre d’isolement… Certains malades sont sous contention la nuit, d’autres en permanence. Une jeune femme présente depuis un an était constamment sous contention des quatre membres, le lien posé sur l’un des deux bras était ajusté de façon à lui permettre de reposer le bassin [hygiénique, ndlr] au sol sans l’aide d’un soignant.»

Banalisation

Comment justifier ces pratiques ? Comment expliquer la tolérance du milieu et des tutelles ? Depuis quelque temps, des voix dans le monde de la psychiatrie se sont élevées pour s’inquiéter de la banalisation des pratiques d’isolement et de contention dans les hôpitaux psychiatriques. Il y a ainsi eu l’appel contre la contention du Collectif des 39, qui a recueilli près de 10 000 signatures. Mais, à Bourg-en-Bresse, c’est de tout autre chose qu’il s’agit. «On a déjà inspecté plus de 40 % des établissements psychiatriques, on n’avait jamais vu cela», répète la contrôleure. Il semble que tout s’y soit installé progressivement, puis enkysté, cela depuis des années sous la présidence d’un comité médical d’établissement qui en était le fer de lance. D’une capacité de 412 lits, le centre compte 46 chambres d’isolement, ce qui est déjà impressionnant. Non sans ironie, sur son site internet, l’établissement s’enorgueillit «d’avoir intégré dans ses priorités l’information et le respect des droits du patient».

«Ce qui nous a frappés, poursuit Adeline Hazan, c’est le sentiment d’une acceptation résignée de ces pratiques, par le personnel soignant comme par les malades.» Dans l’établissement, depuis la publication des recommandations et le changement immédiat exigé par la ministre de la Santé, Marisol Touraine, on minimise. Comme s’il y avait beaucoup de bruit pour pas grand-chose. «Nous n’avons pas l’impression d’être des barbares, mais on reconnaît que nos pratiques médicales nécessitent des améliorations», lâche Jean-Claude Michalon, président de l’association lyonnaise qui gère le centre de l’Ain. Interrogé par la mission, ils’est justifié «par l’absence de personnel suffisant». Excuse habituelle mais inexacte, l’établissement n’étant pas moins bien loti que les autres. «On n’a jamais été alerté d’abus», s’est défendu le directeur du centre, arguant que jusqu’à la loi santé de janvier, qui encadre strictement le recours à l’isolement et à la contention, «il n’y avait pas de réglementation sur les pratiques de soins intensifs». Ce qui, là encore, est inexact, puisqu’il existe des recommandations très claires de la Haute Autorité de santé. «On trouve que le rapport est très sévère, ajoute-t-il encore. On ne reconnaît pas le fonctionnement de notre établissement», lequel ne serait à l’en croire «pas très différent des autres». Cette même direction a fait valoir que l’hôpital se trouvait sous l’autorité de tutelle de l’Agence régionale de santé.

Alors à qui la faute ? L’ARS, qui n’aurait rien vu, rien entendu, rien fait ? «C’est vrai que les bonnes pratiques sont de notre responsabilité, mais nous n’avons eu aucune plainte, aucune remontée»,répond l’ARS Rhône-Alpes, qui reconnaît néanmoins que cela pose problème en matière d’évaluation des pratiques. «Comment ne plus passer à côté de telles dérives ?» s’interroge l’agence.

Mais ce n’est pas tout. La HAS est la structure qui accrédite les établissements de santé et y effectue une mission tous les quatre ans. A Bourg-en-Bresse, la dernière a eu lieu du 24 au 27 novembre 2015. Elle aussi n’aurait rien vu ? «Elle a fait le même constat que la contrôleure», nous dit-on à la HAS. Ajoutant : «Notre rôle n’est pas de dénoncer. Quand les experts vont sur un site, ils vont rédiger un rapport, puis le remettre à la direction, et enfin publier ledit rapport final.»

Celui concernant Bourg-en-Bresse devrait être finalisé pour le mois de juin. D’ici là, quid du traitement inhumain des malades ? De la non-assistance à personne en danger ? Faut-il rappeler qu’il y a quatre ans, les experts de la HAS ne pointaient que des problèmes d’alimentation en eau dans l’hôpital ? Lorsqu’on insiste sur l’incroyable dérive de cet établissement, on vous répond «procès», «protocole», on sort des fiches réglementaires. Un cadre qui a manifestement rendu aveugle.

«Cauchemar»

«On marche sur la tête. Cette incapacité des tutelles à avoir vu l’inimaginable est problématique», déplore un ancien directeur d’administration de la santé. La contrôleure se dit d’autant plus inquiète qu’elle répète que sans le témoignage courageux d’une famille, rien n’aurait peut-être changé. C’est en effet en juin 2015 que l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam) a eu connaissance de la vie d’une jeune femme maintenue depuis dix-sept mois en chambre d’isolement. Son père avait saisi la commission départementale des soins psychiatriques (CDSP) sans que cela ne permette de résoudre la situation. Fin juin, le père de la patiente et l’Unafam ont adressé un courrier à Adeline Hazan, lui demandant d’intervenir. L’intéressée a aussitôt réagi. «Quand j’ai lu le rapport, témoigne Béatrice Borrel, présidente de l’Unafam, je n’en croyais pas mes yeux. Il y a eu plein de missions, et jamais rien, aucune réaction.» Mais comment comprendre l’absence de plaintes, le silence des familles, des patients ? «C’est si difficile d’agir, il y a beaucoup de craintes, et, en l’occurrence, la personne qui a témoigné a pris des risques.» Puis elle ajoute : «Ce qui me frappe, c’est qu’au niveau des soignants, voire des médecins, il n’y a pas eu de réaction, à ma connaissance. Et quand elles sont contre, elles s’en vont ou sont en arrêt maladie.» Adeline Hazan confirme «un fort turnover du personnel».

Et maintenant, que va-t-il se passer ? La ministre de la Santé est montée au créneau, mais le directeur de l’hôpital comme la directrice de l’ARS sont toujours en place. «Nous, en tant qu’Unafam, nous ne pouvons pas porter plainte. Et aujourd’hui, notre crainte, ce sont les patients», poursuit Béatrice Borrel. «Ce qui est sidérant, analyse un observateur, c’est que dans le discours de cet établissement, tout est parfait, les procédures comme il faut, avec le jargon médico-administratif qui convient. Mais dans les faits, c’est un autre monde, un vrai cauchemar. Cherchez l’erreur.»

Quelques jours après la publication des recommandations de la contrôleure, la CDFT-Santé a distribué un tract contenant des phrases pour le moins déroutantes. Ainsi est-il notamment écrit : «Nous sommes contraints de réviser nos pratiques et, plutôt que de se lamenter sur une décision qui, de toute façon, ne nous appartient pas, voyons cela comme une chance de faire évoluer notre institution.» Pour terminer : «La CFDT sera au côté des salariés pour les accompagner dans cette réorganisation.» Gentille attention, sans un mot pour les malades.

Eric Favereau